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Bijou, l’épagneul couleur de miel, reste couché, triste et morne, affaibli par la faim, son cerveau est sans ressources, et ses pattes trop courtes ne lui permettent pas de poursuivre une proie… Spot, le bâtard adoré par les enfants, a eu la chance de dénicher une portée de petits chats et les a tués, non par cruauté, mais pour manger… Ned, le terrier aux poils raides, indépendant par nature et d’humeur vagabonde, se débrouille sans trop de peine… Bridget, le setter fauve, grelotte et frémit et, de temps en temps, lance vers le ciel un hurlement qui s’achève en plainte ; son tendre cœur n’a plus la force de battre dans un monde où il n’a plus de dieux à adorer.

Le matin, Ish élabora ses plans. Il avait la certitude que sur les deux millions d’habitants de la ville quelques-uns avaient survécu. La conclusion s’imposait : il lui fallait trouver quelqu’un, n’importe qui. La difficulté était d’entrer en contact.

Il commença par arpenter le voisinage, dans l’espoir de découvrir quelqu’un de connaissance. Mais les maisons connues paraissaient inhabitées. Les pelouses étaient desséchées, les fleurs flétries.

En retournant chez lui, il traversa un petit parc où il avait souvent joué étant enfant, et escalada les hauts rochers. Deux d’entre eux se rejoignaient par le sommet pour former une sorte de petite grotte étroite et haute qui maintes fois lui avait servi de cachette. Elle offrait un refuge tout indiqué ; il regarda à l’intérieur, mais n’y trouva personne.

Une large surface rocheuse revêtait le flanc de la colline piquetée de petits trous que les Indiennes avaient jadis creusés avec leurs pilons de pierre.

« Le monde des Peaux Rouges a péri, pensa le jeune homme. Et maintenant notre monde qui lui a succédé périt à son tour. Suis-je son dernier représentant ? »

Il revint à la maison, monta dans son auto et, mentalement, se traça un itinéraire de façon à faire retentir dans la ville entière la clameur de son klaxon. De minute en minute, il lançait un appel, attendant une réponse. En chemin, il regardait autour de lui avec curiosité et cherchait à imaginer ce qui s’était passé.

Les rues avaient leur aspect du petit matin. Des autos stationnaient et presque partout l’ordre régnait. Des incendies brûlaient çà et là, révélés par des colonnes de fumée. Parfois il apercevait un cadavre ; quelques malades, sans doute, avaient été foudroyés en pleine rue ; deux chiens s’acharnaient sur l’un d’eux. À un coin de rue, un homme était pendu à la traverse d’un poteau téléphonique, et un écriteau sur sa poitrine portait le mot « Pillard ». Quelques mètres plus loin, Ish se trouva dans une rue commerçante et remarqua que des scènes de violence s’y étaient déroulées. La grande vitrine d’un magasin de spiritueux était détruite.

À l’extrémité de cette rue, Ish klaxonna selon son programme et, une demi-minute plus tard, un faible coup de corne dans le lointain le fit tressaillir. Il crut un moment à une illusion auditive.

Il renouvela son appel et la réponse fut immédiate. Le cœur lui manqua. « L’écho », pensa-t-il. Mais il donna deux coups de klaxon, un long et un bref, et tendit l’oreille. Un unique couinement lui répondit.

Il fit demi-tour et se dirigea du côté d’où venait le son, à une distance approximative de sept cents mètres. Trois rues plus loin, il klaxonna et attendit. Plus à droite. Il obliqua. Après maints détours il se trouva dans un cul-de-sac, revint en arrière, essaya une autre rue. Il klaxonna, la réponse vint plus proche. Tout droit cette fois ; il alla trop loin et la réponse à son appel résonna à droite, derrière lui. Un nouveau virage et il arriva dans une petite rue bordée de magasins. Des autos stationnaient le long du trottoir, mais il ne vit personne. Il trouva étrange que l’autre rescapé, debout au milieu de la chaussée, ne vînt pas l’accueillir avec force gestes de bienvenue. Il klaxonna et, soudain, la réponse fut toute proche. Il arrêta l’auto, sauta à terre et fit quelques pas en courant. Un homme était assis à l’avant d’une auto. Au moment même où Ish le rejoignait, l’homme s’affaissa sur le volant. Son corps en glissant appuya sur le klaxon qui laissa échapper une clameur discordante. Un relent de whisky monta aux narines d’Ish. L’inconnu, qui avait une longue barbe hirsute, un visage boursouflé et rouge, était ivre mort. Le débit de boissons en face de la voiture était grand ouvert.

En proie à une brusque colère, Ish secoua le corps affaissé. L’ivrogne reprit vaguement connaissance, ouvrit les yeux et poussa un grognement qui pouvait être : « Qu’est-ce que c’est ? » Ish redressa le corps inerte et l’adossa contre les coussins ; l’homme chercha à tâtons la bouteille de whisky à moitié vide, calée au coin de la banquette. Ish l’empoigna avant lui et la jeta sur le trottoir où elle se brisa avec fracas. Cette cruelle ironie du destin le remplissait d’une amère fureur. Un seul survivant se trouvait sur sa route et il fallait que ce fût un pauvre vieux pochard bon à rien dans les circonstances actuelles ou dans d’autres. Mais les yeux du malheureux s’ouvrirent tout grands et, devant leur expression, le courroux d’Ish s’éteignit pour faire place à une grande pitié.

Ces yeux en avaient trop vu. L’épouvante et l’horreur les hantaient. Aussi vulgaire que fût le corps bouffi de l’alcoolique, il abritait une âme et cette âme, qui en avait trop vu, implorait l’oubli quel qu’en fût le prix.

Ish s’assit à côté de l’ivrogne. Celui-ci promenait autour de lui des regards égarés et, lentement, ses souvenirs tragiques semblaient renaître. Sa respiration était rauque. D’un geste instinctif, Ish prit le poignet inerte pour tâter le pouls qu’il trouva faible et irrégulier. L’homme avait dû boire durant toute une semaine. On pouvait se demander s’il avait encore quelques heures à vivre. « Et voilà ! » pensa Ish. Le désastre aurait pu épargner une jolie jeune fille ou un homme intelligent, et c’était cette misérable épave qui avait survécu.

Au bout d’un moment Ish descendit de l’auto. Par curiosité, il entra dans le débit de boissons. Un chat gisait sur le comptoir ; Ish le crut mort, mais, sous ses yeux, il revint à la vie, et le jeune homme se rendit compte que l’animal avait simplement emprunté une attitude chère à ceux de sa race. Le chat le toisa avec la froide insolence d’une duchesse qui dévisage sa chambrière. Gêné par ce regard, Ish se rappela que c’était là les façons de la gent chatte. L’animal paraissait heureux et bien nourri.

Ish examina les étagères et sa curiosité fut satisfaite. L’ivrogne n’avait pas pris la peine de choisir un whisky de marque. Le premier tord-boyau venu avait suffi à ses besoins.

En sortant du magasin, Ish s’aperçut que l’homme avait réussi à trouver une seconde bouteille et buvait à la régalade. Son cas était désespéré. Pourtant, Ish fit une dernière tentative.

Il s’accouda à la portière. L’homme, sous l’influence de l’alcool, avait recouvré quelque lucidité. Il s’aperçut de la présence d’Ish et lui adressa un sourire un peu pathétique.

« Ah ! ah ! ah ! gémit-il d’une voix pâteuse.

Comment vous sentez-vous ? demanda Ish.

Bar-el-low », balbutia l’autre.

Ish s’efforçait de deviner ce que signifiaient ces sons. L’ivrogne ébaucha de nouveau son pitoyable sourire d’enfant et répéta d’une voix un peu plus distincte :

« Ah non, Barl-low. »

Cette fois, Ish comprit à moitié.

« Votre nom est Barello ? dit-il. Non ? Barlow ? »