Выбрать главу

Une fumée s’élevait dans le ciel. Son cœur bondit et il se hâta de prendre une rue latérale pour se diriger de ce côté. Mais, avant même d’arriver, il était sûr de ne trouver personne là-bas, et le désespoir l’envahit de nouveau. En effet, la fumée provenait d’une petite ferme qui commençait à brûler. Même dans une maison inhabitée, bien des choses peuvent provoquer un incendie : tas de chiffons graisseux qui s’enflamment spontanément, appareil électrique encore branché, moteur de réfrigérateur qui se bloque et déclenche un court-circuit. La ferme était évidemment condamnée. Même s’il en avait eu envie, le jeune homme n’aurait eu aucun moyen de combattre le sinistre. Il fit demi-tour et gagna la grand-route…

Il conduisait lentement, en s’arrêtant, sans grand espoir, pour examiner les lieux. Çà et là gisaient des cadavres, mais, en général, il ne rencontrait que vide et solitude. Apparemment l’incubation était assez lente et les malades n’étaient pas foudroyés dans la rue. Une fois il traversa une ville où la puanteur des corps en décomposition empoisonnait l’atmosphère. Il se rappela alors ce qu’il avait lu dans le journal ; sans doute, des points de concentration avaient été créés, du moins dans certaines régions, et ils étaient maintenant transformés en vastes charniers. Tout parlait de mort dans cette ville et aucun vestige de vie n’y restait. Ish ne jugea pas nécessaire de s’y arrêter. Personne ne s’y serait attardé par plaisir.

À la fin de l’après-midi, il arrivait au sommet des collines et le golfe s’offrit à ses yeux dans la splendeur du soleil couchant. Çà et là, dans la ville qui s’étendait à perte de vue, s’élevaient des volutes de fumée qui ne sortaient sûrement pas des cheminées. Il se dirigea vers la maison de ses parents. Il ne conservait aucun espoir. Il ne devait la vie lui-même qu’à un hasard inouï ; quelle succession de miracles si l’épidémie avait aussi épargné les siens…

Au sortir du boulevard, il s’engagea dans l’avenue San Lupo. Tout avait le même aspect ; pourtant les trottoirs ne montraient pas la propreté de règle dans un quartier aussi élégant. Cette rue avait toujours été très respectable et elle gardait encore son décorum. Aucun cadavre ne traînait dans la rue ; c’eût été inconcevable dans San Lupo. Ish aperçut le vieux chat gris des Hatfield endormi au soleil sur le perron de ses maîtres, ainsi qu’il l’avait déjà vu si souvent. Eveillé par le bruit de l’auto, le matou se leva et s’étira voluptueusement.

Le jeune homme s’arrêta devant la maison où il avait si longtemps vécu. Il donna deux coups de klaxon et attendit. Pas de réponse. Il descendit de voiture et monta les marches. Une fois à l’intérieur, il s’étonna que la porte ne fût même pas fermée à clé.

L’ordre régnait dans la maison. Ish promena un regard craintif autour de lui, mais rien n’offensait les yeux. Ses parents avaient peut-être laissé un mot pour lui dire où ils allaient. Il chercha partout dans le salon ; ce fut en vain.

Au premier étage, tout était comme à l’ordinaire ; pourtant, dans la chambre de ses parents, les lits jumeaux n’étaient pas faits. À cette vue, il fut pris de vertige et eut un haut-le-cœur. Il sortit de la chambre d’un pas mal assuré.

Accroché à la rampe, il descendit « La cuisine ! » pensa-t-il, et son cerveau recouvra un peu de lucidité à la perspective d’une tâche à accomplir.

Il poussa la porte battante et aussitôt il eut une impression de vie et de mouvement. Ce n’était que la grande aiguille de l’horloge électrique au-dessus de l’évier qui peu à peu quittait la verticale et commençait sa longue descente vers le chiffre 6. Au même moment, un bruit fit sursauter le jeune homme et il comprit que le moteur du réfrigérateur électrique, troublé dans son repos, semblait-il, par l’arrivée d’un être humain, s’était mis en marche. La réaction ne se fit pas attendre : Ish, secoué par un violent malaise, n’eut que le temps de se pencher sur l’évier pour vomir.

Quand il se sentit un peu mieux, il retourna s’asseoir dans l’auto. Il ne souffrait pas, mais était à bout de forces et de courage. Si, selon la méthode chère aux détectives, il fouillait tous les placards et tous les tiroirs, il finirait peut-être par découvrir quelque chose. Mais à quoi bon se torturer ? L’histoire dans ses grandes lignes n’était que trop claire. La maison n’abritait pas de cadavres ; c’était déjà cela. Et il ne la croyait pas non plus hantée par les fantômes – quoique la pendule et le réfrigérateur fidèles ne fussent après tout que les fantômes du passé.

Retournerait-il dans la maison ou continuerait-il son voyage ? Tout d’abord, il crut qu’il ne pourrait remettre les pieds dans ces pièces vides. Mais, à la réflexion, il se dit que si lui était venu ici, son père et sa mère, si par hasard ils vivaient encore, reviendraient dans l’espoir de l’y trouver. Une demi-heure plus tard, surmontant sa répugnance, il refranchissait le seuil.

De nouveau, il erra de pièce en pièce. Chacune lui parlait ce langage pathétique des demeures abandonnées. De temps en temps, un objet lui adressait un appel plus poignant encore : l’encyclopédie que son père avait achetée tout récemment, conscient de commettre une folie…, les géraniums que sa mère aimait et qui maintenant mouraient de soif…, le baromètre que son père consultait tous les matins en descendant pour déjeuner. Oui, c’était un intérieur simple…, que demander de plus à l’humble professeur d’histoire qui vivait là au milieu de ses livres ; sa femme, secrétaire d’une association de jeunes gens chrétiens, entretenait l’intimité et la chaleur du foyer ; tous deux avaient des ambitions pour leur fils unique – « il réussit si bien dans ses études ! » – et se saignaient aux quatre veines pour lui assurer un brillant avenir.

Au bout d’un moment, il s’assit dans le salon. Dans ce cadre familier, parmi les meubles, les gravures et les livres, peu à peu son désespoir s’allégea.

Au crépuscule, il se rappela qu’il n’avait rien mangé depuis le matin. Il n’avait pas faim, mais sa faiblesse venait peut-être en partie du manque de nourriture. Il fourragea dans le placard et ouvrit une boîte de soupe. Il ne trouva qu’un croûton de pain tout moisi. Le réfrigérateur lui fournit du beurre et un bout de vieux fromage. Il dénicha des biscuits dans un placard. La pression du gaz était très basse, mais il réussit à réchauffer la soupe.