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Rassasié, il s’assit sous le porche dans l’obscurité. Malgré son repas, il pouvait à peine se tenir debout, et il comprit que l’émotion l’avait brisé.

L’avenue San Lupo se trouvait assez haut sur la pente de la colline pour s’enorgueillir de sa vue. Et rien, semblait-il, n’avait changé. Les mécanismes de la production électrique étaient, sans doute, presque entièrement automatiques. Dans les usines hydro-électriques, le débit de l’eau assurait encore le fonctionnement des génératrices. De plus, quand la désorganisation avait commencé, quelqu’un avait probablement donné l’ordre de ne plus éteindre les réverbères. Aux pieds du jeune homme, les lumières des cités à l’est du golfe dessinaient des motifs compliqués au-delà des deux traits de feu soulignant le pont de la Baie et, plus loin que la légère brume du soir, les lumières de San Francisco et l’encadrement lumineux du pont du Golden Gate. Les feux de signalisation eux-mêmes continuaient à passer du vert au rouge. Du haut des pylônes, les projecteurs, en silence, donnaient des ordres aux avions qui ne voleraient plus jamais. Loin au sud cependant, quelque part à Oakland, s’étendait une large tache noire. Un interrupteur s’était détraqué ou un fusible avait sauté. Les annonces lumineuses, la plupart tout au moins, étincelaient toujours. Pathétiques, elles lançaient leur appel dans un monde qui ne contenait plus ni clients ni vendeurs. Une grande annonce, en particulier, à demi cachée derrière une maison, s’obstinait à transmettre son message : « Buvez…», mais Ish ne voyait pas ce qu’elle lui ordonnait de boire.

Il la regardait, hypnotisé. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » « Eh bien, pourquoi pas ? » pensa-t-il et il alla chercher la bouteille de cognac de son père.

Cependant le cognac manquait de stimulant, et ne lui apporta aucun réconfort. « Je ne suis, sans doute, pas du genre à me saouler à mort », pensa-t-il. L’annonce qui flamboyait là-bas l’intéressait beaucoup plus. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » Combien de temps ces lumières brilleraient-elles ? Pour quelles raisons s’éteindraient-elles ? Quels mécanismes subsisteraient ? Que deviendrait l’œuvre humaine lentement édifiée au cours des siècles et qui maintenant survivait à son créateur ?

« Je suppose, songea Ish, que le suicide sera la meilleure solution. Non, c’est trop tôt. Je suis vivant et il y a sûrement d’autres rescapés. Nous sommes pareils à des molécules de gaz qui, dans un ballon où l’on a fait à peu près le vide, flottent sans se rencontrer. »

De nouveau, une hébétude voisine du désespoir s’empara de lui. Oui, il pouvait vivre et s’engraisser comme un nécrophage de toutes ces réserves de vivres entassées dans les magasins ; il pouvait s’organiser une existence aisée et grouper autour de lui d’autres survivants. Et après ? À quoi bon ? C’eût été différent s’il avait pu réunir une demi-douzaine d’amis de son choix mais les gens que le hasard mettrait sur sa route risquaient d’être des raseurs, des imbéciles, ou même des crapules. Il leva la tête et l’annonce flamboya de nouveau devant ses yeux. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » Et de nouveau il se demanda combien de temps elle brillerait, sans profit pour personne ; puis passant en revue les événements de la journée, il se demanda ce que deviendrait le coyote qui, à petits bonds, se promenait sur la grand-route. Et les bouvillons et les chevaux paissant près de l’abreuvoir sous les ailes du moulin qui tournaient lentement. Et combien de temps le moulin tournerait-il pour pomper l’eau dans les profondeurs de la terre ?

Soudain il sursauta : il venait de se rendre compte que le désir de vivre se réveillait en lui. S’il n’avait plus aucun rôle à jouer, du moins serait-il spectateur, et un spectateur habitué à observer. Le rideau s’était baissé sur l’homme, soit ; devant ses yeux de savant se déroulait le premier acte d’un drame inouï. Depuis des milliers d’années, l’homme était le maître du monde. Et voilà qu’il disparaissait pour longtemps, sinon pour toujours. Même si la race humaine n’était pas complètement éteinte, les survivants mettraient des siècles à retrouver leur suprématie. Que deviendraient le monde et ses créatures sans l’homme ? Eh bien, lui, Ish, allait le savoir.

CHAPITRE II

Cependant, quand il fut couché, le sommeil refusa de venir. Tandis que, dans l’obscurité, la frissonnante étreinte d’un brouillard d’été se resserrait autour de la maison, la conscience de son isolement fit place à la peur, puis à la panique. Il se leva. Enveloppé dans un peignoir de bain, il s’assit devant la radio, et essaya frénétiquement toutes les longueurs d’onde. Seul un faible crépitement récompensa ses efforts ; les émissions étaient suspendues.

Brusquement il pensa au téléphone. Il décrocha le récepteur ; de l’appareil montait un bourdonnement familier. Il composa un numéro au hasard. Dans une maison lointaine, la sonnerie lança son appel. Ish croyait entendre les échos éveillés par ce carillon dans les pièces vides. Quand il eut sonné dix fois, il raccrocha. Il composa un second numéro, puis un troisième – et enfin se découragea.

Saisi d’une nouvelle inspiration, il ajusta un réflecteur sur une lampe et, debout sous le porche, à la ville baignée de nuit qu’il dominait, il adressa un message en quelques signaux lumineux – trois points – trois traits – trois points – cet S.O.S. en qui tant d’hommes ont mis leur suprême espoir. Mais, de toute l’étendue de la ville, aucune réponse ne lui parvint. Au bout d’un moment, il se rendit compte que, dans le flamboiement de toutes les lumières qui éclairaient encore les rues, ses modestes signaux ne pouvaient que passer inaperçus.

Il retourna donc dans la maison. Le brouillard nocturne l’avait glacé. Il tourna le thermostat et, presque aussitôt, le chauffage central se mit en marche.

L’électricité fonctionnait toujours et le réservoir était plein de mazout ; aucune difficulté n’était à craindre de ce côté.

Il s’assit et, après quelques minutes, éteignit toutes les lumières de la maison comme si elles trahissaient sa présence à quelque ennemi inconnu. Le brouillard et l’obscurité le protégeaient. Pourtant, angoissé par la solitude, il s’assura que le marteau était à portée de sa main et se tint prêt à l’empoigner au moindre signe de danger.

Une horrible clameur déchira les ténèbres. Tremblant de la tête aux pieds, Ish ne reconnut pas tout de suite l’appel d’un matou amoureux, bruit familier des nuits d’été, même dans l’aristocratique San Lupo. Le sabbat se prolongea, puis le grondement rageur d’un chien l’interrompit et le silence retomba sur la nuit.

Pour eux aussi, c’est la fin d’un monde vieux de vingt mille ans. Dans les chenils, la langue gonflée, ils sont morts de soif – épagneuls, chiens de berger, caniches, pékinois de manchon, lévriers hauts sur pattes. Plus heureux, ceux qui n’étaient pas enfermés errent dans la ville et la campagne, boivent aux ruisseaux, aux fontaines, aux bassins peuplés de poissons rouges ; ils cherchent de tous côtés quelque chose à manger – poursuivent une poule, attrapent un écureuil dans un parc. Et peu à peu les tortures de la faim triomphent des contraintes de longs siècles de servitude ; furtivement ils s’approchent des cadavres sans sépulture.

Ce n’est plus à l’attitude, à la forme de la tête, à la couleur du poil que désormais se reconnaît la bête de race. Hors concours, Prince de Piémont TV n’est plus au-dessus d’un affreux roquet des rues. La récompense, c’est-à-dire le droit de survivre, reviendra à celui qui montrera le plus d’ingéniosité. Les membres les plus vigoureux, la mâchoire la plus forte, à celui qui s’adaptera le mieux aux nouvelles conditions de l’existence et qui, retourné à l’état sauvage, saura vaincre ses rivaux et assurer sa subsistance.