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Lucile avait conservé des relations dans le monde de l'agio et des affaires, elle m'annonça peu après qu'elle convolait en troisièmes noces avec le fils d'un riche négociant de la Chaussée d'Antin, ex-croupier du 113, exagioteur du Perron, ex-prêteur sur gages, ex-tripoteur en denrées coloniales, un ami et un émule du premier mari. Ce fut, je crois, le premier mari qui fit le mariage pour se venger de moi. Il était à la noce, témoin de la mariée peut-être. Lucile m'invita aussi, espérant sans doute que je ferais le second, mais je refusai.

D'ailleurs, j'avais bien d'autres tourments: Malvina, une des plus célèbres beautés du Directoire, Malvina qui m'avait consolé des chagrins de mon divorce, me trompait indignement, je venais de le découvrir! Oublié par Aurélie, abandonné par ma femme légitime, trahi par la maîtresse consolatrice à qui j'avais remis le soin de panser les blessures de ma pauvre âme endolorie, mon malheur était complet!

0 Malvina! tout était mensonge en vous, la langueur de vos yeux quand je plongeais mon regard dans leurs insondables profondeurs, le sourire de vos lèvres appelant le baiser, les marques de votre tendresse, vos protestations quand mes soupçons furent éveillés, tout était mensonge!

Je connus les larmes. Je pleurai à la ibis Malvina, Lucile, Aurélie et moi-même. Né en des temps malheureux et trouldés, je me sentais, à l'image de mon siècle, malheureux et troublé au plus profond de mon être. Mon âme bouleversée par mille orages connaissait les amertumes des discordes civiles et les révolutions intérieures. Mon cœur ravagé par

tous les désespoirs, me semblait à tout jamais flétri et désenchanté, je crus voir s'entr'ouvrir les portes du tombeau et, loin d'en gémir, je me réjouis à l'espoir de voir enfin terminer mes maux!

Sombre crise!

Je ne mourus pas. Après quelques mois de tortures morales, mon âme fortement trempée retrouva son ressort. L'Europe brûlait. Devais-je me lancer, moi aussi, dans le grand tourbillonnement d'armées, d'hommes, de chevaux et de canons qui emportait toute la génération? Ancien officier de hussards, mis à l'ordre du jour pour faits d'armes, je pouvais reprendre du service. J y songeai un instant. Mais je réfléchis, c'était pour Aurélie que je m'étais distingué, c'était pour la protéger que je m'étais jeté sur les canons autrichiens. Sans elle, la gloire ne me tentait plus.

Je restai dans la vie civile. Il me parut que là était ma vraie voie. Qu'étais-je? Un ami des Arts, un admirateur de la Beauté, cette manifestation éclatante des goûts artistiques du Créateur! La beauté était ma religion, la femme ma raison d'être. A d'autres les brutales et inhumaines jouissances de la bataille, les émotions du sabre, les glorieux mais féroces hauts faits du canon. Je dédaignais les joies de la victoire, les panaches et les fumées de la gloire. Des milliers et des milliers de tendres femmes délaissées pour la farouche Bellone gémissaient, pendant que, loin d'elles, fiancés, amants e; maris s'en-tr'égorgeaient sans rime ni raison. A elles, les pauvres abandonnées, mon cœur et mes soins! Consolé de mes chagrins, rétabli dans toute mon ancienne santé morale, je voulus consoler à mou tour !

Ces fleurs desséchées que je retrouve aujourd'hui précieusement conservées à côté de l'image de celle qui me les donna, esquissée par moi avec tout le talent dont j'étais capable, avec toute la sûreté de main que pouvaient me laisser les battements de mon cœur ému; cet autre por-Vague souvenir. trait, miniature naïve de

quelque peintre de province, me rappellent deux colonelles dont les belles années se consumaient dans les mélancolies de la solitude, pendant que messieurs leurs maris, casque en tête et moustache en croc, calvacadaient au loin parmi les douceurs de la mitraille et des biscayens.

J'obtins de la sentimentale colonelle T..., pour avoir amoureusement retracé ses traits, la douce récompense que je convoitais, elle m'aima, me le dit, me le prouva. Ces fleurs, sans parfum aujourd'hui, elle les a respirées jadis avant de me les envoyer dans un de ces billets charmants et nombreux que saccagea et brûla plus tard, hélas ! dans un accès de jalousie furieuse, une autre belle bien aimée, la seconde colonelle, la sémillante et vive L. de B..., qui n'entendait pas raillerie sur le chapitre de 1:1 fidélité des autres.

Que de scènes ! que d'accès de fureur ! et que de réconciliations! Cette colonelle était terrible, elle me menait trop militairement. Encore un peu, et elle eût établi à côté de son boudoir une salle de police ! Aussi un beau jour, fatigué de la trop rigoureuse discipline qu'elle m'imposait, je songeai à permuter. Comme je ne recherchais pas l'avancement, je portai mon cœur aux pieds d'une commandante.

Le caractère d'Eloa contrastait absolument avec Vague souvenir.

celui de la jaloiiso colonelle. Eloa était aussi douce et aussi rêveuse que celle qui me retenait précédemment dans les fers était impétueuse et absolue. Je la vois encore dans son appartement de la rue de la Victoire, entièrement décoré dans le style antique et digne d'être habité par des personnages de David ou de Girodet-Trioson. Sur les murailles tendues d'étoffes à palmettcs étrusques, se détachaient des meubles aux lignes raides, ornés de colonnes et de frontons comme des temples, et plaqués d'attributs guerriers. La cheminée du salon était égyptienne ])ar les momies qui la soutenaient ; un char antique conduit par un guerrier figurait la pendule. Partout des lyres, des sphinx, des hippogriffes, des trépieds, des lanq:>adaires. Puis-je, tout bas, parler du lit? 11 ressemblait à un véritable sarcophage antique ou, si l'on veut, à un autel. Un tableau tout fait pour un élève de M. David, avec Eloa en vestale dans ses voiles blancs.

Quand elle ne rêvait pas, Eloa qui était un peu musicienne, étudiait la lyre, plus pure de forme que la harpe. Lyre k part, quel aimable caractère ! Pendant quelque temps sa douceur me reposa délicieusement des tempêtes précédentes. C'était le calme après l'orage. Mais la trop grande pureté de style des meubles avait ses inconvénients, à tout instant on se heurtait à un angle trop aigu, on se déchirait aux têtes de lions des fauteuils, aux griffes des sphinx. Ces incommodités finirent par me crisper, je pris l'école de David en haine et mon Eloa en grippe.

Il y a ici quelques lacunes dans mes souvenirs; en cherchant bien, j'entrevois quelques belles un peu vagues, des formes confuses revêtues de robes longues à taille sous le bras, des spencers, des schalls drapés en écharpes, des turbans surmontés d'aigrettes, mais je ne puis mettre aucun nom sur ces formes gracieuses, avant d'en arriver à Eglé. L'une de ces belles aux noms oubliés dansait admirablement et je me souviens que je dus mon succès à la grâce que je déployais avec elle dans la gavotte et dans la valse, nouvellement apportée d'Allemagne. Modes étranges que celles de cette époque. Ce n'étaient plus les étonnants costumes du Directoire qui, sous prétexte de retourner à l'antiquité grecque, remontaient trop loin et se rapprochaient beaucoup des modes du Paradis Terrestre, mais les femmes étaient encore assez légèrement habillées. Quand vous les étudiez dans les gravures, jeunes gens, ces toilettes vous semblent ridicules et cependant elles ont, en leur temps, paru le dernier mot de la grâce et de l'élégance. Les modes paraissent toujours belles au moment où on les porte. Je vous entends dire : «Les modes d'aujourd'hui sont adorables, jamais les femmes ne se sont habillées comme maintenant ! » Erreur ! ce ne sont pas les modes, ce sont La Gavotte.

les femmes qui sont adorables; plus tard, ces mêmes robes que vous avez déclarées délicieuses vous sem-