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Après avoir entendu un fracas assourdissant, il vit qu’un énorme mur d’eau se soulevait derrière la poupe de l’Orpheus et s’en approchait à toute vitesse. En quelques secondes, l’impact de la vague entraîna le bateau jusqu’à la falaise. L’avant s’incrusta dans les rochers, provoquant une violente secousse dans toute la coque. Le mât qui portait les feux de signalisation de la passerelle de commandement s’écroula sur le côté, et son extrémité tomba à quelques mètres de Max, qui s’enfonça dans l’eau.

Il nagea laborieusement jusque-là, se cramponna au mât et s’accorda une pause de quelques secondes pour reprendre son souffle. Quand il leva les yeux, il vit que le mât abattu formait un pont jusqu’à la proue du bateau. Avant qu’une nouvelle vague ne vienne l’arracher et l’emporter pour toujours, Max commença à grimper vers l’Orpheus, sans se rendre compte que, appuyé sur la lisse de tribord, une silhouette l’attendait, immobile.

La force du courant propulsa Roland dans la cale inondée de l’Orpheus, et le garçon se protégea le visage avec les bras pour éviter les coups qu’il recevait des débris du naufrage. Il fut ainsi ballotté par les mouvements de l’eau jusqu’à ce qu’une secousse le projette contre la paroi, où il put s’accrocher à une échelle métallique conduisant à la partie supérieure du bateau.

Il grimpa le long de l’étroite échelle et se faufila par une écoutille débouchant dans l’obscurité de la salle des machines qui abritait les moteurs détruits de l’Orpheus. Il passa au milieu de ce qui restait de la machinerie pour monter sur le pont. Une fois là, il traversa en courant la cursive des cabines pour arriver jusqu’à la passerelle de commandement. Avec une sensation étrange, il reconnaissait chaque coin de la salle et tous les objets qu’il avait si souvent contemplés en plongeant. Depuis ce poste d’observation, Roland avait une vision complète du pont avant de l’Orpheus, dont les vagues balayaient la surface avant d’aller s’écraser contre la passerelle. Subitement, il sentit que l’Orpheus était projeté en avant avec une force irrésistible et il vit, stupéfait, la falaise émerger de l’ombre devant la proue du bateau. Le choc contre les rochers n’était plus qu’une question de secondes.

Il se hâta de se cramponner à la roue de la barre, mais ses pieds glissèrent sur la pellicule d’algues qui couvrait le plancher. Il roula sur plusieurs mètres avant d’aller heurter un ancien appareil de radio, et son corps ressentit la terrible vibration de l’impact de la coque contre la falaise. Quand le pire fut passé, il se releva et entendit un son proche, une voix humaine dans le fracas de la tempête. Le son se répéta, et il le reconnut : c’était Alicia qui appelait à l’aide quelque part dans le bateau.

Les dix mètres que Max eut à franchir en grimpant le long du mât jusqu’au pont de l’Orpheus lui en parurent plus de cent. Le bois était pratiquement pourri et si hérissé d’échardes que, quand il parvint enfin à la lisse du cargo, ses bras et ses jambes étaient criblés de petites plaies dont il ressentait violemment les brûlures. Il jugea plus prudent de ne pas s’arrêter à examiner ses blessures et tendit une main vers la rambarde métallique.

Après s’y être solidement accroché, il sauta lourdement sur le pont, où il s’étala de tout son long. Une forme obscure passa devant lui. Il leva les yeux avec l’espoir de voir Roland. La silhouette de Caïn déploya sa cape et lui montra un objet brillant qui se balançait au bout d’une chaîne. Max reconnut sa montre.

— C’est ça que tu cherches ? demanda le mage en s’agenouillant près du garçon et en promenant sous ses yeux la montre qu’il avait perdue dans le tombeau de Jacob Fleischmann.

— Où est Jacob ? questionna Max, ignorant la grimace moqueuse plaquée sur le visage de Caïn comme un masque de cire.

— C’est une bonne question, et ton aide me sera précieuse pour y répondre.

Caïn referma sa main sur la montre et Max entendit le craquement du métal. Quand le mage montra de nouveau sa paume ouverte, il ne restait plus du cadeau paternel qu’un amas méconnaissable de ressorts et d’écrous écrasés.

— Le temps, mon cher Max, n’existe pas ; c’est une illusion. Même ton ami Copernic aurait pu le deviner si, justement, il en avait eu le temps. Ironique, n’est-ce pas ?

Max calcula mentalement les possibilités qu’il avait de sauter par-dessus bord et d’échapper au mage. Le gant blanc de Caïn lui serra la gorge sans même lui laisser le temps d’un soupir.

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? gémit Max.

— Qu’est-ce que tu ferais de toi si tu étais à ma place ?

Max sentit l’étreinte mortelle de Caïn lui couper la respiration.

— Ça aussi, c’est une bonne question, tu ne trouves pas ?

Le mage laissa Max retomber sur le pont. Le choc de son corps contre le métal rouillé lui voila la vue pendant plusieurs secondes et il fut pris d’une violente nausée.

— Pourquoi poursuivez-vous Jacob ? balbutia Max, essayant de gagner du temps pour Roland.

— Les affaires sont les affaires, Max. Moi, j’ai rempli ma part du contrat.

— Mais quelle importance peut avoir pour vous la vie d’un garçon ? D’ailleurs, vous vous êtes déjà vengé en tuant le docteur Fleischmann, non ?

Le visage du docteur Caïn s’éclaira comme si Max venait de formuler la question à laquelle il souhaitait répondre depuis le début de leur dialogue.

— Quand on ne rembourse pas un prêt, il faut payer des intérêts. Mais ça n’annule pas la dette. C’est ma règle, siffla la voix du mage. Et c’est ce qui me nourrit. La vie de Jacob et celle de beaucoup d’autres comme lui. Sais-tu depuis combien d’années je parcours le monde, Max ? Sais-tu combien de noms j’ai portés ?

Max hocha la tête négativement en rendant grâce à chaque seconde que le mage perdait en lui parlant.

— Dites-le-moi, répondit-il dans un filet de voix, feignant une admiration terrifiée devant son interlocuteur.

Caïn sourit, euphorique. À ce moment se produisit ce que Max avait redouté. Dans le fracas de la tempête résonna la voix de Roland qui appelait Alicia. Max et le mage échangèrent un regard : ils l’avaient entendue tous les deux. Le sourire disparut du visage de Caïn, qui recouvra rapidement sa face sinistre de prédateur affamé et sanguinaire.

— Très malin, murmura-t-il.

Il déploya une main et Max vit, pétrifié, chaque doigt se transformer en une longue aiguille. À quelques mètres de là, Roland cria de nouveau. Profitant de ce que Caïn se retournait, Max se précipita vers la lisse du cargo. La griffe du mage se referma sur sa nuque et le fit lentement tourner, jusqu’à ce qu’il se retrouve face au Prince de la Brume.

— Dommage que ton ami ne soit pas la moitié aussi habile que toi, crachèrent les lèvres du mage. Je devrais peut-être passer un pacte avec toi. Ce sera pour un autre jour. Au revoir, Max. J’espère que tu as appris à plonger depuis la dernière fois.

Avec la force d’une locomotive, le mage lança Max en l’air pour le renvoyer dans la mer. Le corps du garçon décrivit un arc de plus de dix mètres et retomba dans la houle en s’enfonçant dans le puissant courant glacé. Max lutta pour remonter à la surface et battit des bras et des jambes de toutes ses forces pour échapper à la succion mortelle qui l’entraînait vers l’obscurité des profondeurs. Nageant en aveugle, il sentit que ses poumons étaient sur le point d’éclater et finit par émerger à quelques mètres des rochers. Il prit un grand bol d’air et, se débattant pour garder la tête hors de l’eau, il réussit à ce que les vagues le portent peu à peu jusqu’au bord de la paroi rocheuse ; là, il parvint à s’agripper à un saillant d’où il put ensuite grimper pour se mettre à l’abri. Les arêtes aiguës des rochers lui mordirent la peau et il sentit s’ouvrir de nouvelles petites blessures sur ses membres tellement tuméfiés par le froid que c’est à peine si elles lui faisaient mal. Luttant contre l’évanouissement, il monta encore de quelques mètres pour trouver une anfractuosité hors de portée des vagues. Alors seulement, il put s’allonger sur la pierre dure et découvrir que la terreur qu’il éprouvait encore le rendait incapable de réaliser qu’il était toujours en vie.