L’Américain secoua la tête.
— Je vais quand même me faire engueuler… Enfin. Et la petite ?
— Elle vous attend au restaurant Pataky, dit Malko. Krisantem va vous y déposer. Tout ce que vous pourrez y boire ou y manger est réglé d’avance. Il y a également un magnum de J & B dans votre chambre pour vous rappeler le pays. J’espère que vous passerez une bonne soirée.
— Sûr, dit Ned. Ça vaut mieux parce que demain matin, ça va gueuler…
Ils sortirent de l’arrière-boutique après avoir éteint et fermèrent la porte. Le froid était de plus en plus vif. Malko serrait dans sa poche les deux micros. La Gräfin von Wisberg allait recevoir, la plus belle gerbe de fleurs de sa vie.
— Bravo, Mr. Linge, laissa tomber Hank Bower avec une certaine froideur. Vos deux micros étaient réglés sur une fréquence utilisée par le S.B.
Malko réussit à garder l’air modeste. Cela faisait oublier les éclats de voix qui avaient filtré du bureau lors de l’entrevue entre Ned et Hank Bower… Le malheureux « furet » allait être précédé à Langley par une note de service sanglante.
— Cela signifie, dit Malko, que le S.B. a pu surprendre la conversation que j’ai eue avec lui et agir en conséquence. Les Polonais ont sûrement eu vent du trafic de Julius. En le surveillant, ils risquaient de découvrir des choses intéressantes. Ils ont dû apprendre l’histoire Ziolek par hasard et ils ont réagi aussitôt.
Le chef de station mâchonna son cigare. La chaleur était de plus en plus inhumaine dans le bureau.
— Possible, mais jusqu’ici nous n’avons toujours rien sur Ziolek.
Il prit sur son bureau une feuille dactylographiée et la parcourut des yeux.
— Pas une faille dans la biographie ! Mobilisé en 1939. Fait prisonnier par les Allemands, s’évade, se cache dans la région de Cracovie jusqu’en 1941. Prend contact avec la Résistance de Londres et ensuite ne quitte plus Varsovie. La liste de ses exploits vous fatiguerait. Un authentique héros de la Résistance. Depuis les premiers jours de 1942, il avait comme adjointe et, vraisemblablement, comme maîtresse une certaine Dabrowska, fille de pharmaciens fusillés par les Allemands.
— Qu’est-elle devenue ?
Hank Bower eut un geste lapidaire.
— Morte. Elle faisait partie du dernier groupe resté dans Varsovie après la fin de l’insurrection. Ils furent anéantis.
— On ne peut rien savoir de plus sur cette histoire ? L’Américain eut un geste d’impuissance.
— Tout ça s’est passé il y a trente-trois ans. Varsovie a été détruite, la plupart des témoins de cette époque sont morts et les archives sont parties en fumée. Encore une chance que Gehlen ait conservé quelque chose… Vous voyez, on n’archive jamais trop.
Il se tut. Malko sentait que même les micros ne l’avaient pas convaincu. Il fallait quelque chose de plus. Il pensa soudain au rapport de police. À un paragraphe qui prenait maintenant toute sa valeur.
— Vous avez les photos de tous les gens des services polonais en résidence à Vienne ? Enfin, les « officiels », demanda Malko.
Hank Bower leva la tête, surpris.
— Oui, je pense. Pourquoi ?
— Je peux les voir ?
— Allez aux Archives, dit l’Américain, je les préviens. Que voulez-vous en faire ?
— Je ne sais pas encore, dit Malko.
Chaque station de la C.I.A. conservait précieusement les photos de toutes les barbouzes de la partie adverse identifiées, travaillant dans la même ville sous couverture officielle : diplomates, journalistes, attachés commerciaux… On recoupait avec le fichier central de la C.I.A. ensuite, pour repérer les plus dangereux.
Malko prit l’ascenseur jusqu’au quatrième.
Le libraire pointa avec hésitation son doigt sur une des six photos tenues par Malko.
— Je crois bien que c’est celui-là. Je l’ai remarqué parce qu’il entrait chez Herr Zydowski après l’heure de fermeture. Ses oreilles dépassaient de son chapeau comme des anses, Herr Inspektor. L’autre, je ne suis pas sûr. Peut-être celui-là. Au fond, j’en suis presque sûr, mais je ne voudrais pas…
Le timbre de la porte retentit. Un client. Malko rentra ses photos.
— Danke vielmal, mein Herr. Je vais continuer mes vérifications.
Il sortit de la librairie et partit à pied, serrant les photos dans sa poche. Les assassins de Julius Zydowski avaient été imprudents. Imprudents parce que pressés…
— Mr. Bower va vous recevoir tout de suite, annonça la secrétaire. Il est en communication téléphonique avec Washington.
Malko eut envie de lui conseiller de ne pas raccrocher. Quelques instants plus tard, le voyant vert s’alluma et Malko pénétra dans le bureau. Le chef de station de la C.I.A., cigare vissé à la bouche, lui jeta un regard interrogateur et froid.
— Alors… Du nouveau ?
— Oui, dit Malko, j’ai découvert le nom des assassins de Julius.
L’Américain ôta son cigare de ses dents.
— You’re pulling my leg[22].
Sans répondre, Malko sortit deux photos de sa poche, des contretypes de celles des archives de la C.I.A., et les posa sur le bureau.
— Un témoin a vu ces deux hommes pénétrer dans la boutique de Julius quelques minutes avant le meurtre. Vous voulez savoir leur nom ?
— Oui.
Malko retourna les photos et lut les légendes qu’il y avait mises.
— Capitaine Stanislas Pracek, du S.B. Directorat n°1. En poste à Vienne à l’ambassade de Pologne sous la couverture de troisième secrétaire. Lieutenant Kotlasz, membre du service « Action » du Z 2[23]. Attaché commercial adjoint à Vienne.
— Les deux sont repartis pour Varsovie hier matin, sur un avion de la LOT, laissant leurs familles derrière eux. À l’ambassade polonaise, on déclare ne pas connaître la date de leur retour…
Chapitre V
Si le blizzard n’avait pas tué depuis longtemps toutes les mouches viennoises, on aurait pu en entendre voler dans le bureau du chef de station de la CL A. Hank Bower posa son cigare et, fixant en silence les deux photos étalées sur son bureau, sa pomme d’Adam effectua un rapide aller-retour. L’Américain n’était ni borné, ni de mauvaise foi. Simplement, il manquait d’imagination. À partir du moment où il avait des éléments tangibles, son esprit se mettait en marche. Il leva la tête et dit avec un léger sourire :
— On dirait qu’on a mis le doigt sur une sacrée histoire…
Malko ne releva pas le « on ». Tout à la satisfaction d’avoir eu raison, il remarqua :
— Je crois que cela va donner du travail à la station de Varsovie.
Bower reprit son cigare.
— Je les préviens tout de suite. Ils en savent peut-être plus que nous sur ces deux types. Ce n’est pas dans la manière d’un grand « service » de tuer aussi brutalement. Il a fallu que l’histoire Ziolek soit fichtrement importante à leurs yeux.
Malko avait réfléchi à la question.
— Cette opération doit être un truc astucieux pour faire sortir les opposants de leur réserve, dit-il.
Hank Bower s’était mis à écrire. Des notes succinctes. Il leva la tête.
— Pourquoi avoir éliminé Julius Zydowski de cette façon ? Ils préfèrent les accidents…
— Ils n’avaient pas le temps, remarqua Malko. Grâce aux micros, ils savaient que je revenais deux heures plus tard. Ils ont essayé de déguiser leur meurtre en vengeance israélienne. Sachant que notre bonne police viennoise n’irait pas chercher trop loin. Qui se soucie de la mort d’un vieil antiquaire juif, un peu canaille ?