— Right, right, murmura comme pour lui-même Bower. (Regardant ses notes, il consulta sa montre.) Il est midi à Langley. J’envoie un télex tout de suite au Directorat « Eastern Europe ».
— On déjeune ensemble ?
— Merci, dit Malko, j’ai un déjeuner. Je vous retrouve ici ensuite.
Lorsque la Rolls tourna dans Philharmonikerstrasse, le cœur de Malko se mit quand même à battre plus vite.
Allait-elle être au rendez-vous ? Deux heures plus tôt, il avait envoyé à Thala von Wisberg une gerbe de roses de la taille d’un baobab. Accompagnée d’une invitation à déjeuner au Sacher. Il traversa le hall vieillot et pénétra dans la salle à manger où, à l’heure du thé, les Viennoises venaient se bourrer de « sachertorte », les délicieux gâteaux au chocolat et à l’abricot.
Elle était là. À une table du fond, près de la paroi vitrée donnant sur la rue, en face d’un Martini bianco. Elle le regarda s’approcher d’un air glacial et ne se dérida pas lorsqu’il lui baisa la main.
— Küss die Hand, Gräfin.
Comme s’ils s’étaient quittés la veille en excellents termes…
Malko, qui n’aimait pas les bottes, dut admettre que celles de la Gräfin, longues, en cuir de veau noir, très collantes, montant jusqu’au genou, ne défiguraient pas les jambes de leur propriétaire.
Un maître d’hôtel approcha une table roulante où trônait une boîte de caviar et servit la vodka. Ils mangèrent en silence, pendant un moment. Malko ne savait pas très bien par quel bout la prendre. C’est quand même Thala qui rompit le silence, au quatrième toast au caviar.
— Ma femme de chambre est rentrée à dix heures du matin, remarqua-t-elle d’un air pincé. Dans un état… Et, à cause de toi, je n’ai même pas pu lui faire une remarque…
— Tu m’as rendu un immense service, dit Malko chaleureusement. Tu peux la reprendre en main…
Thala von Wisberg eut une moue dégoûtée.
— C’est une véritable chienne en chaleur ! Un jour je l’ai surprise dans le couloir avec ce cochon de Kurt, mon maître d’hôtel, en train de se faire enfiler, à même le sol, comme des animaux. Ils ont été privés de gages pendant une semaine…
— Bravo, dit Malko, tu es toujours aussi sociale. Mais un jour, elle te quittera.
— Mais non, fit Thala en se levant. Elle n’a pas de permis de travail…
La glace était rompue, mais Malko sentait que la Gräfin guettait la façon dont il allait se racheter. Et pour elle, il n’y en avait qu’une. Comme il se levait, après avoir payé l’addition, elle dit :
— Nous ne pouvons pas aller chez moi. Il y a ma mère.
— Tant pis, dit Malko. Ce sera pour une autre fois. Elle le fusilla du regard.
— Je croyais que tu avais une suite dans cet hôtel ?
— Exact, dit Malko. Mais j’ai un rendez-vous dans une demi-heure. Il va falloir nous dépêcher.
— Pas question.
Thala von Wisberg se leva, glaciale de nouveau.
— Je suppose que tu ne me raccompagnes pas.
— Krisantem va s’en charger, dit Malko. Je suis désolé. Elle le précéda hors de la salle à manger. Tandis qu’il l’aidait à enfiler son manteau au vestiaire, elle laissa tomber d’une voix déformée par la rage :
— Tu me traites vraiment comme une pute ! Malko ne put s’empêcher de sourire.
— Est-ce que ça t’excite, au moins ?
Sans répondre, elle tendit la main, paume en l’air :
— Alors, donne-moi de l’argent pour hier soir, puisque je suis une pute.
Malko plongea la main dans sa poche et en sortit une liasse de schillings. Il prit cinq billets de 100 schillings qu’il fourra dans la paume de la Gräfin. Sous l’œil stupéfait des employés du desk. Malko s’inclina légèrement.
— Au revoir, madame. Mon chauffeur est dehors.
Si le regard avait pu tuer, il serait mort sur-le-champ. Blanche de rage, Thala von Wisberg jeta les billets à terre et s’éloigna à grandes enjambées vers la porte tournante.
Cette fois, ils étaient trois à attendre Malko. Le chef de station et ses deux adjoints. Plus « Beau Ténébreux » que jamais, Hank Bower invita Malko à s’asseoir, après l’avoir présenté aux deux autres. Une lueur excitée brillait dans ses yeux noirs.
— Nous en savons un peu plus, annonça-t-il. Le capitaine Stanislas Pracek appartient au Directorat n°1 du S.B. Le bureau technique opérationnel. Autrement dit le service « Action ». Jusqu’à l’année dernière, il dépendait du Directorat n°4, le service des organismes religieux et du clergé. Il s’y est distingué en fabriquant une fausse lettre du cardinal Wyszynsky que le S.B. a envoyée ensuite à des centaines de prêtres polonais. Pour leur recommander une collaboration franche et loyale avec le parti ouvrier unifié polonais. Il paraît d’ailleurs qu’il s’était fait taper sur les doigts, parce que leur truc avait été éventé… C’est peut-être pour cela qu’on les avait envoyés ici.
— Intéressant, dit Malko.
— Quant au lieutenant Adam Kotlasz, continua l’Américain, c’est son second poste pour le Z 2. Spécialité : recherche à l’étranger.
Malko exultait.
— La boucle est bouclée. Le chef de station de Varsovie doit être ravi.
A voir l’expression de Hank Bower, il réalisa que quelque chose ne tournait pas rond.
— Il y a un problème, Mr. Linge, dit l’Américain. La station de Varsovie refuse absolument de s’occuper de cette histoire.
Malko crut avoir mal entendu.
— Comment ! fit-il. C’est directement de leur ressort. Hank Bower remua de gauche à droite sa belle tête de play-boy.
— Je sais. Mais le chef de station est à Langley en ce moment. Il a plaidé pour sa baraque. D’après lui, il a monté un réseau de pénétration très sensible en Pologne et veut rester en dehors de toute action de CE[24]. Ça pourrait faire des vagues.
— On ne peut rien faire ici, remarqua Malko.
— Right. You are absolutely correct, dit Hank Bower.
Silence. Lourd et interminable. Un ange passa et s’enfuit, épouvanté par ce qu’il avait vu dans la tête de l’Américain.
Malko se lança à l’eau.
— Vous n’avez pas l’intention de m’envoyer en Pologne quand même ?
— Ce serait, évidemment, la meilleure solution, dit Hank Bower, plein de diplomatie. D’ailleurs je ne suis pas le seul de cet avis…
Il tendit à Malko un télex déchiffré. Signé David Wise. Le patron de la division des opérations. Cape et épée. C’était succinct et charmant : « Compte sur vous. Contact avec objectif indispensable. »
Malko releva la tête.
— On a décidé d’avoir ma peau à Washington ? dit-il. C’est le grand nettoyage. La retraite ou le cercueil.
Hank Bower alluma une cigarette et tendit le paquet à Malko qui refusa.
— Ça a été ma première réaction, avoua le chef de station. Mais j’en ai parlé avec Ted, ici présent. À partir du moment où l’antenne de Varsovie refuse de traiter le cas, il faut envoyer quelqu’un. Vous parlez polonais et allemand, vous êtes européen…
— Et ma photo se trouve dans tous les bureaux du K.G.B., compléta Malko. Vous ignorez peut-être qu’il existe un pool de tous les services de renseignement de l’Est. Que les Polonais sauront quelle marque de dentifrice j’emploie dix minutes après que j’aurai mis le pied à Varsovie.
Bower balaya l’objection.