— Le charbon est rationné, expliqua-t-elle. On n’arrive pas à se chauffer.
Ils se trouvaient dans un studio meublé d’un lit, d’une table ronde et d’un matelas posé à même le sol avec des coussins. Dans un coin, il y avait une petite ronéo avec des tracts. Des dizaines de cassettes s’alignaient par terre contre un mur, à côté d’un lecteur. Wanda se laissa tomber sur le canapé bas après avoir ôté son manteau et sa toque.
— C’est chez vous ? demanda Malko en anglais.
La jeune femme secoua la tête et répondit dans la même langue :
— Oh non, ce serait trop dangereux ! Ça appartient à un ami. Ils ne savent pas qu’il me le prête. Enfin, j’espère…
Malko regarda les murs avec un sentiment désagréable. Les Polonais étaient les rois des micros…
Le retour à l’hôtel Victoria allait être délicat. Le S.B. risquait de ne pas apprécier la façon dont il avait récupéré Wanda Michnik.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Wanda Michnik fixait Malko avec une intensité presque douloureuse. Avant de répondre, Malko mit une cassette dans le lecteur et le déclencha. Une musique pop s’en échappa aussitôt.
— Au cas où il y aurait des micros, dit-il. Je suis venu aider le Mouvement pour la défense des droits des citoyens.
— Oh, c’est vrai !
Sa voix était éblouie, incrédule. Malko inclina la tête affirmativement. Soudain, Wanda Michnik se pencha vers lui et l’étreignit, des larmes plein les yeux.
Elle sentait le parfum bon marché mais une poitrine ferme s’écrasait contre Malko. Celui-ci réalisa tout à coup que Wanda était une fille ravissante. Même avec les vieilles bottes et la robe mal coupée.
— Si vous saviez, dit-elle, c’est si dur ! Si dur ! Il y a des moments où j’ai envie de me suicider. Ou alors de rentrer dans le rang, de ne plus rien dire, de faire semblant de croire que tout va bien, que nous sommes libres… C’est la première fois que quelqu’un vient de l’extérieur, de la liberté, pour nous tendre la main. Nous avons tellement besoin de soutien ! Je sais par celui qui nous a fait rencontrer que vous représentez une organisation puissante, riche. C’est merveilleux. Il faut fêter cela !
Elle se leva, disparut dans la cuisine et revint avec une bouteille de vodka et deux verres.
— Et vous ? dit-il. Que faites-vous ? Wanda esquissa un sourire.
— Je suis… plutôt, j’étais chanteuse pop. Je chantais toutes les chansons américaines. Les Polonais en raffolent, vous savez. Comme des blue-jeans et du coca-cola… Pour nous, c’est la liberté… Et puis, des amis m’ont parlé de Roman Ziolek. J’ai suivi les débuts de son action, sans trop y croire, parce que les autres sont très forts. Je pensais qu’ils allaient l’arrêter. (Ses yeux jetèrent une lueur de triomphe.) Ils n’ont pas osé ! Parce que l’Église le protège. Le cardinal a dit que, si on l’arrêtait, il demanderait lui aussi à aller en prison.
Elle déboucha la bouteille, remplit les deux verres à ras bord et leva le sien.
— Naz drowie[27] !
— Naz drowie, répéta Malko.
Ils burent. L’alcool le réchauffa. Déjà, Wanda avait rempli les verres à nouveau et continuait son récit.
— Depuis que Ziolek a signé le manifeste, plus de 120 personnes, dont moi, ont signé aussi. Plus toutes les lettres qu’il reçoit et qu’il classe. Des gens qui lui expriment leur sympathie, lui souhaitent de réussir.
— Il garde ces lettres ? demanda Malko innocemment. Wanda secoua la tête énergiquement.
— Non, non. Il les brûle, mais il m’a dit qu’il conservait la liste des gens dans un endroit secret… Pour le jour de la victoire…
La jeune femme s’enflammait, ses yeux brillaient. Malko qui avait lui-même un peu de sang polonais se dit que les Slaves étaient incorrigibles. Toujours croire aux contes de fées. Wanda était sincère à 150 %. Mais il imaginait ce qui se passerait si Julius Zydowski avait dit la vérité… De nouveau, Wanda vida son verre de vodka, imitée aussitôt par Malko. Il avait besoin de se dénouer les nerfs.
— Vous travaillez toujours ? demanda-t-il. La jeune femme secoua la tête.
— Non. Le S.B. a donné des ordres pour que je ne passe plus à la radio. Un de mes disques allait sortir. Ils l’ont bloqué. Ils sont passés dans les magasins pour « conseiller » aux disquaires de retirer mes enregistrements de la vente. Ou de dire aux acheteurs qu’ils étaient épuisés.
— Mais comment survivez-vous ? Wanda eut un sourire ironique.
— Kombinacja[28]… Comme tous mes compatriotes. Vous savez, on dit que le Polonais moyen gagne 3 000 zlotys, en dépense 4 000 et en économise 1 000… Je chante dans des boîtes ou des restaurants. Je vends des chansons sans les signer. Et puis, je n’ai pas de gros besoins… Simplement, je ne m’achète plus de vêtements neufs. Mais c’est l’hiver, ce n’est pas important…
— C’est tout ? demanda Malko.
Le regard de Wanda Michnik se ternit. Elle se versa un nouveau verre de vodka avant de répondre.
— Souvent, je suis abordée dans la rue par des agents du S.B., dit-elle. Ils m’injurient, ils me menacent… Soi-disant parce qu’ils ont lu les journaux. Le mois dernier, j’ai été condamnée à 5 000 zlotys d’amende par le Tribunal Populaire de Varsovie Centre pour avoir transgressé les normes du comportement social…
— Qu’aviez-vous fait ?
Wanda Michnik acheva sa vodka.
— Une collecte pour les ouvriers emprisonnés de Ursus et de Radom. C’est mon dernier avatar… Mais il y en aura d’autres. Pourtant, je suis si fatiguée par moments…
Elle se tut, alla changer la cassette et revint s’installer contre Malko. Celui-ci remarqua que ses yeux étaient noyés. La bouteille de Wyrobowa était à moitié vide. Wanda était ivre morte…
Ils restèrent silencieux, écoutant les mélodies de Simon et Garfunkel. Elle avait décroché d’un coup ses problèmes, comme sous l’effet d’une drogue. Elle suivait la musique, dodelinant de la tête.
— Malko ! dit-elle soudain. C’est un drôle de nom. Est-ce que les Américains vont enfin nous aider ? Ils nous promettent toujours, mais on ne voit rien venir. Nous avons besoin de support international. Il faut faire peur à Gierek, qu’il nous laisse en paix… C’est ce que vous êtes venu faire ? Les gens de l’ambassade américaine, ici, sont trop prudents. Ils ont peur de leur ombre. S’il n’y avait pas l’Église, nous serions laminés, jetés dans des camps.
Elle s’animait, les mots se bousculaient pour sortir. L’alcool nuisait fâcheusement à son anglais. D’un geste machinal, elle se reversa de la vodka et servit Malko.
— Il fait chaud…
La température ne dépassait pas 15°C dans la pièce…
Malko se sentait pris d’un étrange engourdissement. Cet appartement nu au cœur de la vieille Varsovie semblait en dehors du temps. Comme les chansons qui sortaient de la radio…
Wanda ne disait plus rien, le dos au mur, les yeux dans le vague, les jambes allongées devant elle. Elle but de nouveau en silence.