La seule chance était de trouver du secours à l’hôtel. Plus d’un kilomètre dans le froid. Il se pencha sur Wanda. Ses yeux avaient repris un peu d’expression, mais elle était d’une blancheur de craie.
— Je vais chercher du secours, dit-il. Je reviens.
Il devina plus qu’il n’entendit : Go away ! Indomptable Wanda. Il partit en courant dans Podwale, tourna dans Senatorska pour déboucher, hors d’haleine, derrière l’Opéra. Toujours pas un chat. Plusieurs fois, il glissa, manqua s’étaler. Pas un piéton, pas une voiture. Pour gagner du temps, il coupa à travers l’esplanade en direction du Victoria, enfonçant dans la neige jusqu’aux chevilles. Les seuls êtres vivants étaient les deux sentinelles gardant le Mémorial du Soldat Inconnu, quelques colonnades, restées du Palais de Saxe, à la droite de l’esplanade. Lorsqu’il arriva au Victoria, il pouvait à peine respirer.
Miracle, il y avait un taxi devant, avec un chauffeur endormi. Malko frappa à la glace, le réveillant. Il agitait déjà le sésame, le billet de cinq dollars…
— Un accident, une femme blessée… Dans Podwale… expliqua-t-il en mauvais polonais.
Le chauffeur s’en foutait, il ne voyait que les dollars. Il démarra avec une sage lenteur, écoutant les explications de Malko avec une indifférence totale, consentant à indiquer l’hôpital le plus proche. En trois minutes, ils furent dans Podwale… devant le pont.
Malko sauta hors du taxi.
— Venez m’aider, demanda-t-il.
Le chauffeur sortit de son véhicule à regret. Malko courut jusqu’au coin où il avait laissé Wanda et s’arrêta net, l’estomac serré : il n’y avait plus personne.
— Alors, où elle est, cette blessée ? demanda le chauffeur d’un ton goguenard, derrière son dos…
Malko s’accroupit, cherchant des traces, et aperçut un gant. Celui de Wanda. Même pas de traces de sang. Beau travail. Maintenant, Wanda devait être dans un repaire du S.B… Dès que Malko avait eu le dos tourné, on l’avait enlevée, vivante ou morte. Glacé, il revint vers le taxi.
— Elle a dû aller mieux et partir, fit-il, je croyais que c’était grave.
Le chauffeur secoua la tête, plein de compréhension, murmurant un commentaire ironique sur l’abus de la vodka par grand froid. Malko se laissa tomber dans le taxi, découragé. Son unique espoir s’effondrait.
Chapitre VIII
Le cheveu coincé dans la serrure de la valise avait disparu. C’était la seule preuve tangible du passage du S.B. Bien que Malko n’eût rien à cacher, cette fouille lui créa une sensation de malaise. Autre élément de la toile d’araignée dans laquelle il s’était jeté. Tout à son enthousiasme, il avait sous-estimé l’efficacité des services polonais.
Soudain, il éprouva une angoisse atroce en se demandant s’il allait pouvoir sortir de Pologne. En un éclair, il réalisa que le S.B. allait se servir de lui pour identifier des opposants et ensuite le liquiderait tranquillement. Il était tombé dans le piège. Il rêva soudain à son château, à Alexandra, à la vie de Vienne, aux soirées, à la liberté. Il était fou de s’être embarqué dans cette galère.
L’hôtel était parfaitement silencieux, pourtant, il ne pouvait pas s’endormir. Les trois coups de trois heures sonnèrent quelque part.
Enfin, à force de réfléchir, il eut une idée. Il l’examina sous toutes ses coutures, sombrant peu à peu dans le sommeil, et conclut que c’était peut-être la seule chance de mettre le S.B. en échec. Il entendit encore les quatre coups de quatre heures, puis bascula dans le sommeil.
La neige tombait avec une sorte de puissance méthodique, noyant Varsovie sous un rideau blanc. Malko traversa le hall du Victoria, grouillant d’hommes d’affaires de tous poils, et s’arrêta sous l’auvent.
Au réveil, son idée lui avait paru moins bonne. Il n’avait plus qu’à appliquer la procédure de secours. Une visite au chef de station de la C.I.A. de Varsovie. Son enquête était terminée avant de commencer. Ce n’était même pas la peine de tenter de voir Roman Ziolek, pour se faire raconter des contes de fées.
Dans les cas comme les siens, il existait des filières d’évasion qui fonctionnaient bien quand elles n’étaient pas « pénétrées ». Hélas, on s’en apercevait toujours trop tard quand c’était le cas…
Pas de taxi. Il n’allait quand même pas aller à pied à l’ambassade. Il piétinait depuis cinq minutes dans la neige du trottoir lorsqu’une superbe Mercedes grise déboucha de la gauche et vint s’arrêter devant le Victoria. Malko se précipita, les éternels dollars à la main.
Le chauffeur, assez âgé, avec des cheveux blancs ondulés et un nez busqué, avait une bonne tête. Moitié en polonais, moitié en allemand, ils négocièrent à deux dollars l’heure. L’ambassade U.S, se trouvait dans Ujazdowskie, beaucoup plus au sud, au cœur de l’ancien quartier résidentiel où pullulaient encore les vieux hôtels particuliers. Malko retrouva avec plaisir les sièges confortables d’une bonne voiture, tandis qu’ils descendaient Nowy Swiat, l’artère principale de Varsovie, bordée de tristes immeubles noirs…
— C’est à vous la voiture ? demanda Malko au chauffeur.
L’autre secoua la tête en riant :
— Non, c’est celle de mon patron. Mais il est en réunion toute la journée au comité central du Parti… Là, tenez !
Il montrait à Malko un monumental gâteau de granit gris, au coin sud-est des Aleje Jerozolimskie[30] et de Nowy Swiat, gardé par des miliciens en kaki : le siège du parti ouvrier unifié polonais. Le cerveau du pays… Le chauffeur se retourna, hilare.
— Vivement le prochain congrès, qu’on ait des bananes. C’est le seul moment où ils se débrouillent pour en importer.
Tout à sa joie, il faillit emboutir un des innombrables trolleybus rouges qui sillonnaient les rues de Varsovie. Charmant pays.
— Vous n’êtes quand même pas trop malheureux ? demanda Malko.
Le chauffeur eut un geste fataliste.
— Bof… Du moment qu’on ne fait pas de politique. Moi, je suis trop vieux pour m’intéresser à ces trucs-là. Avec cette voiture, je gagne assez de dollars pour me payer des vacances à l’étranger tous les deux ans, et de la viande au marché noir. Alors…
La circulation était plus fluide, et l’environnement avait changé. Au lieu des immeubles gris et tristes, il y avait à gauche l’immensité enneigée du parc Lazienkowski et à droite de vieux petits palais transformés en ambassades, mais charmants. Cette partie-là n’avait pas été détruite totalement en 1944. Le taxi stoppa en face d’un building moderne de quatre étages en pierre grise, le seul des Aleje Ujazdowskie.
— C’est l’ambassade, annonça le chauffeur. Vous êtes diplomate ?
— Presque, dit Malko.
Au moment où il ouvrait la portière, l’autre lui proposa :
— Si vous me donnez 20 dollars, vous pouvez me garder jusqu’à six heures. Ça vous facilitera la vie. Il n’y a pas beaucoup de taxis, à Varsovie…
Malko n’hésita pas : le vieux Polonais lui était sympathique.
— Parfait, dit-il, à tout à l’heure.