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Il referma la boîte et, de la tête, désigna le mur à Malko.

— C’est aussi une pièce unique.

Une énorme statue, de la taille d’un homme, était posée contre le mur. Une Vierge enluminée en bois, ronde comme une baba russe. L’antiquaire s’approcha d’elle, l’œil brillant.

— C’est une Vierge de Nuremberg, dit-il. Fin XVe. Je me demande comment elle avait échoué en Pologne. Regardez.

Ses doigts effleurèrent la statue et, à la surprise de Malko, le devant s’ouvrit en deux morceaux, découvrant l’intérieur. La statue était creuse. Les deux parties, montées sur des gonds invisibles qui se rabattaient comme des volets, étaient hérissées sur leur face intérieure de longues pointes acérées.

Julius Zydowski sourit.

— Il paraît qu’on enfermait les femmes adultères dans ces statues, dit-il, et qu’on refermait lentement les parois sur elles. Une mort affreuse, nicht war[3] ? En ce temps-là, l’Église ne plaisantait pas. Il n’en reste plus que quelques-unes au monde. Celle-ci vaut plus de 500 000 dollars.

Il avait fallu une valise diplomatique d’une sacrée taille pour passer la Vierge de Nuremberg. Ou des douaniers particulièrement aveugles…

Malko jeta un coup d’œil à sa montre. Décidé à ne pas écouter l’historique de l’art religieux depuis la Crucifixion. Image impie, la silhouette provocante de la Gräfin von Wisberg se superposa à la Vierge de Nuremberg. Malko chassa son phantasme.

Il était temps de revenir au business :

— Herr Zydowski, je crois que vous vouliez me parler de quelque chose de particulièrement important…

L’antiquaire leva la tête.

— Ah oui ! Vous me connaissez, n’est-ce pas, Ihre Hoheit ? Je ne vous ai jamais dit que des choses intéressantes.

Il semblait si anxieux d’être encouragé que Malko corrigea, pour rabattre d’avance ses prétentions :

— Tout n’est pas d’égale importance… Julius Zydowski sourit finement.

— Kleine Fische, gute Fische[4]…, Ihre Hoheit. Mais aujourd’hui Das ist ein sehr grosses Fich[5] (Son front se plissa comiquement.) Seulement, Ihre Hoheit, pourriez-vous revenir. Ce soir ?

— Dites-moi quand même de quoi il s’agit, insista Malko.

Ne pas gâcher sa soirée pour rien. Julius Zydowski fit mine d’hésiter, puis se dirigea vers la table.

— Bon. Mais je n’ai vraiment pas le temps maintenant. Il faudra revenir.

Il ouvrit le tiroir, en sortit un journal et le déplia sur la table. Malko s’approcha.

C’était un exemplaire du Zycié Warszawy, le plus grand quotidien de Varsovie, daté de la semaine précédente.

Julius Zydowski se pencha dessus, parcourant la première page, ponctuant sa lecture de petits grognements sardoniques les épaules secouées d’un rire silencieux.

Malko l’observait, intrigué. La lecture des journaux polonais poussait généralement plus au sommeil qu’à l’hilarité.

— Qu’est-ce qui vous amuse ?

Le vieux Julius leva la tête. Sa joie tombée d’un coup. Les lèvres réduites à deux traits, avec encore, dans les petits yeux marron, une lueur de gaieté morbide…

— Quelque chose qui vous amusera aussi, Ihre Hoheit, dit-il d’une voix douce. J’ai fait venir ce journal spécialement pour vous. Vous parlez le polonais ?

Le polonais ne se parle pas : il s’éternue. C’est une des rares langues du monde qui ne comporte pratiquement que des consonnes, les voyelles ayant été depuis longtemps exportées.

— Je le comprends, dit Malko.

Il se pencha sur le journal. La photo d’un homme âgé s’étalait sur trois colonnes. Malko lut la légende Roman Ziolek, architecte et écrivain, héros de l’Insurrection de Varsovie. Présentement, animateur du Mouvement pour la Défense des Droits du Citoyen. « La honte de l’association des écrivains », titrait le Zycié Warszawy. Malko parcourut l’article. Roman Ziolek avait pris la tête d’une association réclamant la révision de la Constitution polonaise.

Depuis l’élimination de Gomulka, tous les six mois, des groupes d’opposants se formaient et disparaissaient aussitôt, écrasés par le S.B.[6]. Celui-ci semblait plus sérieux. Malko connaissait de réputation Roman Ziolek. Même la police secrète polonaise pouvait difficilement s’attaquer à lui. Il incarnait la Résistance aux Allemands. Un homme de sa trempe avait une chance de faire bouger les choses.

Julius Zydowski émit un rire aigrelet.

— Il doit bien avoir soixante ans. Quand je l’ai connu, il en avait presque trente.

— Vous l’avez connu ?

Le vieux Juif prit l’air comiquement offusqué.

— Bien sûr. Nous étions tous les deux dans la Résistance.

— Je vois, dit Malko.

Un ange passa, considérablement alourdi par la cape noire des traîtres. Le passé de Julius Zydowski n’était pas absolument blanc-bleu. Certes, comme Juif, il avait porté l’étoile jaune et avait été persécuté par les nazis. Mais, à Varsovie, il demeurait rue Panska, dans le « petit » ghetto, celui des riches, où les conditions de vie étaient loin d’être aussi effroyables que dans le grand. Et, le 20 mai 1943, une fois le ghetto rasé par les Allemands, Julius était resté à Varsovie, dans des conditions mal définies.

Quand même sur ses gardes, Malko leva les yeux du journal polonais.

— Qu’y a-t-il de drôle dans cette information ?

Julius Zydowski semblait guetter sa question. D’une voix volubile, il lâcha :

— Un jour de février 1942, Roman Ziolek a proposé à quelqu’un que je connaissais une liste de noms. Tous les responsables de la Résistance polonaise, de l’Armia Krajowa.

— Pour quoi faire ? demanda Malko, écœuré d’avance. Les yeux du vieil antiquaire ressemblaient maintenant à deux boutons de bottine.

— Pour les donner à la Gestapo, dit-il doucement. Il ne demandait pas cher. 2 000 zlotys par tête. Le prix de dix kilos de beurre.

Malko écoutait, sceptique.

— Mais pourquoi ? Roman Ziolek était le chef de la Résistance polonaise, n’est-ce pas ?

Julius approuva avec un air entendu.

— Exact. D’ailleurs, dans sa liste, il ne dénonçait pas tous les résistants. Seulement ceux de l’A.K. Les non-communistes.

Il s’arrêta, comme s’il en avait trop dit, guignant Malko du coin de l’œil. Celui-ci l’observait, perplexe, lissant le journal d’une main distraite. Que cherchait Julius Zydowski ?

Celui-ci sourit de nouveau. Sans joie.

— Vous ne devinez pas, Ihre Hoheit ? Vous ne devinez pas ? Ziolek était un communiste. Une « taupe ». Une créature du Kominform.

Malko posa le doigt sur la manchette du journal :

— D’après cet article, il est maintenant contre les Soviétiques…

Julius Zydowski fixa Malko avec une expression pleine de commisération.

— Ce genre d’homme ne change pas, Ihre Hoheit. Il a été formé à l’école du Kominterm, à l’école spéciale du Parti, à Pouchkino, près de Moscou.

L’antiquaire se rapprocha de Malko, et demanda d’une voix confidentielle :

— Ihre Hoheit, vous vous souvenez de la légende de Hans et de sa flûte enchantée ? Les rats de Hameln raffolaient de sa musique. Ils ont suivi Hans et Hans les a emmenés dans le Rhin où ils se sont noyés. Ils aimaient tant sa musique qu’ils n’écoutaient plus leur instinct de conservation…

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3

N’est-ce pas ?

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4

Petit poisson, bon poisson. Proverbe yiddish.

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5

C’est un très gros poisson.

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6

S.B. : Sluzba Bezpieczewstwa. Police d’État politique.