— Dollars… Hundred and fifty zlotys…
Six fois le cours officiel. Malko ne répondit pas. Ce pouvait être un provocateur. Il traversa, manquant de se faire écraser par un tram rouge, et tenta le magasin de Chine populaire, le « Chinewa ».
C’était pire que le soviétique ! On aurait dit l’étalage des lots d’une kermesse de patronage.
Les immeubles étaient tous d’un gris sinistre. Ce n’était pas la peine d’avoir reconstruit Varsovie. Pas une seule vitrine agréable. Des gens faisaient la queue devant une boucherie, avec des visages résignés. On aurait cru une image de guerre. Il entra dans une « winiarnia[31] » où les clients buvaient debout, agglutinés autour de petits guéridons. Pour 10 zlotys, il obtint une tasse d’un liquide marron qui n’avait de café que le nom. Ses vêtements tranchaient sur ceux des autres consommateurs. Une grosse femme, enveloppée dans une vieille fourrure, posa sa tasse, s’approcha de lui et demanda à voix basse s’il avait des dollars.
Sûrement pas une provocatrice. Mais l’attrait du dollar était tel qu’il transformait tous les Polonais en trafiquants.
Il secoua la tête avec un sourire désolé. Comment savoir dans la foule qui étaient les agents du S.B. ? L’heure avait passé, il était temps de retourner à l’ambassade. Son chauffeur de taxi l’attendait en lisant une bande dessinée. Ils firent le tour par Marszalkowska, approchant du monstrueux Palais de la Culture, puis redescendant par l’allée Armia Ludowej. Les maisons étaient plus espacées, avec de petits jardins gelés. De l’autre côté, le parc.
Lazienkowski descendait en pente douée presque jusqu’à la Vistule… À droite, s’allongeaient des alignements sans fin de H.L.M. grisâtres. Encore plus sinistres sous la neige. Il se demanda soudain ce qu’était devenue Anne-Liese, sa conquête de l’Opéra.
Cette fois, le marine de garde à l’ambassade le fit entrer rapidement et le mena directement au sous-sol. Cyrus Miller le rejoignit quelques instants plus tard dans la « cage », un dossier à la main. La porte se ferma. Sifflement, bourdonnement. Le chef de station de la C.I.A. le regardait avec une expression ambiguë.
— Ils ont mis le paquet, dit-il. Malko ne comprenait plus.
— Avec qui ?
Le visage rougeaud de Cyrus Miller s’éclaira d’une lueur ironique.
— Votre conquête de l’Opéra. (Il sortit une fiche de son dossier.) Voilà : Anne-Liese Malsen. Polonaise d’origine allemande. Agente du S.B. depuis six ans au moins. Officier traitant dépendant du Directorat n°2. À été « prêtée » au Z2 de 1976 à juillet 1977, pour une mission en Allemagne. Résidente à Bonn, sous la couverture de critique d’art, a entamé une liaison avec un haut fonctionnaire allemand du ministère de la Défense. Celui-ci lui a communiqué des documents de l’O.T.A.N. codifiés « cosmic » pendant onze mois. A quitté sa femme et ses trois enfants. Lors de son arrestation, s’apprêtait à divorcer pour épouser Anne-Liese. Celle-ci a quitté l’Allemagne, échappant à la police, sans qu’on sache comment.
— Et lui ? demanda Malko.
— Il s’est suicidé.
Silence, rompu par le bourdonnement des déflecteurs électroniques. Cyrus Miller se gratta la gorge.
— Ils ont pris ce qu’ils avaient de mieux. Cela prouve qu’ils ne veulent pas vous mettre hors circuit tout de suite. Ils vous montent un turbin… Mais attention, cette femme est dangereuse. Le type dont je vous parle n’était pas un enfant de chœur. Elle en a fait une lavette à vaisselle…
— J’essaierai de ne pas me transformer en lavette, dit Malko. Et le reste ?
— Le reste…
Cyrus Miller ménageait ses effets. Il tira une nouvelle feuille de son dossier. Malko vit que trois noms y étaient inscrits.
— Je crois que vous avez eu une idée intéressante, Mr. Linge. Nous avons trouvé trois noms. Je rectifie : deux, parce que le troisième donné par l’ordinateur n’est plus valable. Le sujet est mort la semaine dernière… (Il tira son stylo et barra le premier nom.) C’est une certaine Maryla Nowicka, gynécologue. Pas de photo, malheureusement. Depuis 1970, elle a participé à tous les rassemblements de dissidents. A été arrêtée plusieurs fois et a subi d’innombrables vexations de la part du S.B. Cette fois, aucune trace d’elle dans le mouvement de Roman Ziolek. Ou elle en a marre, ou il y a autre chose.
— Et l’autre ?
— C’est un homme, un avocat de Cracovie, dit l’Américain.
Malko n’hésita pas.
— Je vais commencer par la première, dit-il. Vous avez son adresse ?
Cyrus Miller lui tendit le papier.
— Apprenez-la par cœur, c’est de la dynamite. Malko lut l’adresse : 6 Ulica Dojna, appartement 64.
— C’est au sud, dans les nouveaux grands ensembles, près de la route de Wilanow, précisa l’Américain. Vous voulez y aller ?
Malko était en train de mémoriser le nom et l’adresse. Il rendit le papier à l’Américain. Ses yeux dorés brillaient d’un éclat presque joyeux.
— Bien sûr, dit-il. Même si c’est la dernière chose que je fais à Varsovie.
Cyrus Miller le fixa avec une drôle d’expression.
— Vous savez ce que vous risquez ? dit-il doucement. Un de nos agents est allé à un rendez-vous similaire à Prague. On a retrouvé son cadavre dans le Danube.
— Ici, la Vistule est gelée, remarqua Malko ironiquement. Je veux savoir. Mais je vais prendre toutes les précautions pour y arriver seul.
— Ce ne sera pas facile, ronchonna l’Américain. Ils doivent être sur vous comme des morpions. Et je ne peux pas vous aider. Nos opérations de pénétration tiennent à un fil. La moindre imprudence et tout est par terre.
— Je sais, reconnut Malko. Pouvez-vous avoir des nouvelles de Wanda Michnik ?
— J’essaierai, dit l’Américain. De toute façon, votre filière d’évasion sera prête dans quarante-huit heures, au plus tard. Si vous ne m’avez pas contacté, c’est moi qui le ferai. Vous recevrez une carte d’invitation à un récital de piano. Vous saurez alors qu’il faut venir ici. Le reste sera relativement facile.
Tout était dans le « relativement ».
Malko traversa en courant Ujazdowskie pour rejoindre son taxi. Un peu plus loin, il repéra une Lada grise. Un suiveur. Il prit place dans le véhicule. Le chauffeur lui sourit.
— Vous voulez qu’on aille acheter du caviar ? Ou des bijoux ? Vous préférez une fille ?
— Cela fait beaucoup de choses, remarqua Malko. Mais je veux quelque chose de beaucoup plus difficile.
— Quoi ?
— Un « Samizdat[32] ».
Le Polonais éclata de rire.
— Ça, c’est facile, il y en a plein !
— Oui, dit Malko, mais j’en veux un particulier, et je ne veux pas qu’on puisse me suivre…
Le chauffeur hocha la tête pensivement :
— Je vois.
Malko s’aventurait en terrain miné. Il pouvait être victime d’un « montage ». Mais ce Polonais lui inspirait relativement confiance. Il fallait prévoir le cas où il était surveillé à la fois par des piétons et plusieurs véhicules, radio bien entendu. Le chauffage était mis et Malko s’engourdissait tout doucement.
— Vous avez un plan de Varsovie ?