Il s’arrêta de nouveau, le visage gelé, le nez coulant, et regarda les photos du film : l’Ordre de marbre. Il s’approcha de la caisse, surpris de la voir déserte. Il était deux heures dix. La caissière secoua la tête en le voyant et repoussa son billet de cent zlotys.
— On n’entre plus, annonça-t-elle fermement. Il faut revenir à la prochaine séance.
Grâce à son mauvais polonais, Malko apprit que trois minutes après le début de la séance, on fermait les portes… Tant pis pour les retardataires, coupables de conduite antisociale.
— Ça ne fait rien, il y aura de la place à quatre heures, dit la caissière…
C’était le moment de faire appel à Dieu. Malko sortit un billet de cinq dollars et le posa par-dessus les zlotys.
— À quatre heures, je ne peux pas.
La fille se retourna, vérifiant qu’on ne l’observait pas, escamota le billet et dit :
— Attendez, je vais vous accompagner.
Elle donna son billet à Malko et le guida dans le hall jusqu’à une ouvreuse, murmurant quelque chose à l’oreille de celle-ci qui se leva immédiatement et fit signe à Malko de la suivre.
Deux familles polonaises allaient manger de la viande ce soir-là.
Malko essaya de distinguer quelque chose dans l’obscurité. Heureusement, l’ouvreuse l’avait abandonné près de la porte. Il y avait une douzaine de personnes au dernier rang. Il attendit quelques secondes pour laisser ses yeux s’habituer à l’obscurité et se faufila devant les gens assis, les dévisageant tant bien que mal, à la lueur de la projection. Bien entendu, il avait pris le mauvais bout. Maryla Nowicka se trouvait à l’autre extrémité, des sièges libres des deux côtés. Il se laissa tomber à côté d’elle, soulagé.
— Je croyais que vous ne viendriez pas, souffla-t-elle.
— J’ai voulu trop bien faire, dit Malko.
Il n’était pas retourné à l’hôtel pour ne pas risquer d’être de nouveau pris en filature, mangeant une saucisse arrosée de bière Beck’s dans la cafétéria de l’hôtel Forum, sur Marszalkowska. Il devinait que la gynécologue le scrutait dans l’obscurité.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en polonais. Pourquoi avez-vous parlé de micros ?
Elle s’était penchée, parlant les lèvres collées à l’oreille de Malko. Personne ne pouvait surprendre leur conversation de cette façon. Il répondit de la même façon. On aurait dit deux amoureux en plein duo.
Malko ne pouvait pas biaiser.
— Je travaille pour une organisation américaine, dit-il. Je suis à Varsovie pour enquêter sur les mouvements dissidents qui se développent actuellement. Je me suis adressé à vous à cause de vos activités passées. Votre nom se trouvait dans les archives de l’ambassade U.S. de Varsovie.
Elle colla de nouveau sa bouche à l’oreille de Malko.
— Vous avez un passeport ?
Malko tendit son passeport autrichien. Maryla Nowicka alluma un briquet et l’examina avec soin avant de le lui rendre.
— Il pourrait être faux, souffla-t-elle.
— Bien sûr, reconnut Malko. Il faut me croire sur parole. J’ai pris la précaution de ne pas être suivi pour vous parler.
Il lui raconta comment il s’y était pris et il la vit sourire dans la pénombre.
— Nous autres Polonais sommes très débrouillards, dit-elle, mais cela ne suffit pas toujours.
Il la sentait un peu plus détendue. Ils continuaient leur ballet pour se parler, alternant leur bouche à oreille.
— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle.
— Le S.B. vous a-t-il causé des ennuis récemment ? demanda-t-il.
De nouveau, il la vit sourire. Amèrement cette fois.
— Oh, bien sûr, mais j’y suis habituée. Je suis gynécologue, mais je n’ai plus de clients… On leur a conseillé de ne plus se faire soigner par moi. Pendant un moment, deux miliciens empêchaient même les clients d’entrer en bas. On m’a retiré ma chaire d’enseignement. Les étudiants qui ont continué à venir me voir ont été persécutés. Je survis en pratiquant des avortements clandestins.
— Mais je croyais que c’était libre en Pologne, objecta Malko.
Elle hocha la tête affirmativement avant de coller de nouveau sa bouche à l’oreille de Malko :
— Oui, mais il faut se faire déclarer au Parti. Beaucoup de gens n’aiment pas ça, et puis c’est très lent, il faut attendre son tour. Je soigne aussi des femmes qui ne veulent pas avoir affaire aux médecins-fonctionnaires. Parce que le S.B. a accès aux fiches médicales. Quelquefois, c’est gênant. Enfin, je survis.
Elle avait un maintien digne, avec un rien d’humour. Maryla Nowicka avait dû être belle femme. Avec du maquillage et des vêtements convenables, elle serait encore appétissante.
— C’est une vie difficile, dit-il. La bouche se colla à son oreille.
— Même si vous êtes ce que vous dites, vous ne pouvez rien pour moi. Alors pourquoi être venu me voir ?
— Pourquoi avez-vous cessé de militer ? demanda-t-il. Vous en avez assez, vous n’avez plus le courage de lutter ?
Un rien d’orgueil passa dans sa voix, quand elle répondit :
— Nous autres Polonais, nous n’abandonnons jamais. Quand il y aura quelque chose qui en vaudra la peine, je m’activerai de nouveau. Pour l’instant, je me repose.
Ils demeurèrent un moment silencieux, regardant sans les voir les personnages qui s’agitaient sur l’écran. Puis Malko rapprocha sa tête de nouveau.
— Le mouvement dirigé par Roman Ziolek n’est pas une cause valable à vos yeux ? Je croyais que beaucoup d’intellectuels s’y étaient ralliés…
Maryla Nowicka écarta sa tête de celle de Malko comme si elle était choquée. Puis elle revint et dit :
— Si, c’est une belle cause. Beaucoup de mes amis l’ont rejoint. Des gens que j’estime.
Sa voix était nette, mais pas convaincue.
— Alors pourquoi pas vous ? Nouveau silence. Puis le murmure :
— Oh, peut-être que je suis fatiguée au fond. Je ne suis pas toute jeune.
— Ou alors, vous n’avez pas confiance en Roman Ziolek ?
Cette fois, Maryla Nowicka marqua le coup. Elle s’écarta si brusquement de Malko qu’il crut qu’elle allait se lever. Mais elle demeura assise, fixant l’écran, comme si elle se désintéressait de la conversation. Malko sentait qu’il avait touché un point sensible. Il eut le courage d’attendre qu’elle approche de nouveau la tête. Elle demanda d’une voix basse, détimbrée, qu’elle s’efforçait de contrôler :
— Pourquoi, pourquoi dites-vous cela ? Malko se pencha à son tour.
— Parce que j’ai des raisons de penser que Roman Ziolek n’est pas un dissident, mais un agent du S.B. Que son mouvement n’est qu’une gigantesque et habile provocation pour découvrir les opposants au régime…
Il entendit à peine les deux mots :
— Moj Bozê[33] !
Maryla Nowicka avait croisé les mains sur ses genoux si fort que ses jointures craquèrent. Malko n’entendait plus les voix qui sortaient de l’écran. La Polonaise secouait la tête toute seule comme si elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait d’entendre. Malko était suspendu à ses lèvres. Il avait touché quelque chose. Comme avec l’antiquaire. Elle colla ses lèvres à son oreille et dit d’une voix changée :