— Mais je… Il faut que je retourne au bazar. Malko plongea ses yeux dorés dans les siens.
— Je voudrais déjeuner avec vous, dit-il. J’ai des choses à vous dire.
Une surprise anxieuse assombrit le regard d’Halina.
— Je ne comprends pas, dit-elle d’une voix hésitante, vous ne me connaissez pas. Que voulez-vous de moi ?
Malko sentit qu’elle allait lui échapper, qu’il ne la reverrait peut-être jamais.
— Vous parler, dit-il, de l’époque lointaine où vous étiez l’amie de Roman Ziolek.
Elle réagit comme si on l’avait giflée. Son visage pâlit, ses pupilles se dilatèrent, sa mâchoire tomba imperceptiblement. Elle s’assit comme une automate, regarda autour d’elle, comme si on avait pu entendre ce qu’avait dit Malko. Le hall grouillait de monde, de va-et-vient, de touristes.
— Mais comment savez-vous ? Qui vous a dit ?
Maintenant, elle regardait Malko avec terreur.
— Maryla Nowicka, dit-il. Avant d’être arrêtée. Mais c’est une longue histoire. Avant tout, je voudrais vous poser une question. Beaucoup de gens connaissent-ils votre existence et vos liens avec Roman Ziolek ?
Elle secoua la tête lentement.
— Quelques rares personnes dont je suis sûre. On me croit morte.
Donc le S.B. pouvait croire que Halina n’était pas l’objectif…
Malko se leva.
— Venez, je vous emmène déjeuner.
Le premier étage du Bazyliszek était plein à craquer. Surtout de touristes. C’était un des rares restaurants de Varsovie où on pouvait manger décemment. Le bas était une sorte de snack-bar plus populaire. Malko leva son verre de bière :
— À vos souvenirs, Halina ! Je ne sais même pas votre nom.
Halina semblait gênée par le luxe relatif qui les entourait. Les serveuses en costume folklorique, les boiseries, les maîtres d’hôtel en smoking. Le Bazyliszek, comme les charcuteries et les boulangeries, n’était pas nationalisé et marchait beaucoup mieux que la plupart des autres restaurants.
— Mon nom, dit Halina d’un air absent. Lequel ?
— Celui que vous portez maintenant.
— Rodowisz.
Elle plongea le nez dans son anguille fumée, intimidée.
— Vous savez que vous êtes très belle, dit Malko.
Elle eut un pâle sourire.
— Mais je suis une vieille dame, j’ai plus de cinquante ans.
Elle s’interrompit brusquement et trempa les lèvres dans son verre d’Ekri Bikaver, un vin rouge hongrois, très fort.
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Vous me faites peur.
Brusquement Malko sentit qu’elle avait envie de parler. Besoin, même après un aussi long silence.
— C’est vrai que vous avez très bien connu Roman Ziolek ?
Elle répondit dans un souffle :
— Oui.
— Pourquoi n’avez-vous jamais cherché à le revoir ? Vous étiez très amoureuse de lui ?
Sournoisement, il remplit son verre. Lui se contentait de sa bière. Une beck’s. Pour garder la tête froide. On aurait dit deux amoureux en train d’échanger des serments. Halina Rodowisz resta un long moment le regard absent.
— Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t-elle.
— Parce que la vie de beaucoup de gens dépend de vos réponses, dit Malko. Moi-même je risque la mienne en venant vous chercher à Varsovie. Il faut que vous m’aidiez. Que vous les aidiez.
Nouveau silence. Le garçon emporta l’anguille fumée à peine entamée. Halina se pencha au-dessus de la table et dit d’une voix contenue :
— Vous savez pourquoi je n’ai jamais cherché à le revoir ? Parce que je suis la seule qui connaisse la vérité sur Roman et sur certains événements.
— Comment n’a-t-il pu vous retrouver ?
— Oh, c’est une longue histoire, dit Halina.
Malko était sur des charbons ardents. Enfin, il tenait son témoin. Une femme équilibrée, digne de foi.
— Dites-la-moi.
Halina sembla se débloquer d’un coup. Elle attendit que le garçon apporte une sorte d’escalope panée pour dire :
— C’était en 1944. En octobre. La fin de la Résistance, de l’Insurrection de Varsovie… Roman dirigeait un groupe de combat au central téléphonique de la rue Zielna. J’étais avec lui nuit et jour. Le 3 octobre, on a signé un cessez-le-feu avec les troupes allemandes. Condition : évacuer Varsovie. Nous, nous sommes restés. Une demi-douzaine. Nous nous sommes cachés dans la crypte de l’église Saint-Michel… Ensuite nous sommes partis vers le nord de la ville. Tout était en ruine. Nous avons échoué rue Twarda. Sept d’entre nous. Les Allemands fouillaient partout, tuant tous ceux qui vivaient encore. C’était très dur de se nourrir.
— Nous manquions de tout : armes, munitions, vivres, médicaments. Un de nos amis était grièvement blessé. Roman a dit qu’il allait tenter de franchir la Vistule pour rejoindre les lignes russes et ramener de l’aide. Il est parti une nuit… (Elle se tut.) C’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Il est parti et pendant des mois je n’ai pas su s’il était vivant ou mort.
— Et vous ? demanda Malko.
— Moi… (Elle eut un sourire triste.) Je suis restée avec les autres. Dans notre trou, essayant de survivre. Les rafles étaient de plus en plus fréquentes. Il ne restait que quelques dizaines de résistants dans tout Varsovie. Nous vivions avec un verre d’eau et trois biscuits par jour. Notre ami blessé est mort. Nous étions désespérés. Nous avons recueilli un isolé, un combattant de l’A.K.
— Trois jours plus tard, il s’est passé une chose incroyable. En cherchant de la nourriture, nous sommes tombés sur des survivants de l’organisation de résistance juive du ghetto, la Z.O.B.[40] Cinq jeunes gens qui tenaient depuis deux mois et demi. Ils avaient beaucoup d’armes et surtout de la nourriture dans un dépôt souterrain… Mais il leur manquait une chose.
— Quoi donc ? demanda Malko.
C’était incroyable de revivre ces faits presque à l’endroit où ils s’étaient déroulés, trente-quatre ans plus tôt.
— Une femme, dit Halina Rodowisz. J’étais la seule femme dans tout Varsovie… Ils n’en avaient pas vu depuis deux mois.
— Ils vous ont violée ?
— Non. Ils m’ont échangée à mon groupe. Contre cinq gros pains de quatre kilos.
Incroyable. Elle sourit, devant l’air stupéfait de Malko.
— Vous savez, c’était un autre monde, alors. J’étais consentante, je me suis dit que j’allais manger et peut-être survivre parce qu’ils étaient décidés et bien armés… Cela m’a sauvé la vie. Le lendemain, les Allemands ont repéré le groupe auquel j’avais appartenu. Ils les ont cernés, et tués à la grenade dans la cave où ils se terraient. Ensuite, ils ont sorti les corps dans la rue et les ont arrosés au lance-flammes. Quelqu’un qui avait pu pénétrer dans Varsovie a vu les cinq cadavres avec des pieux plantés dans le ventre, les dénonçant comme pillards…
— C’est ainsi que l’on m’a crue morte. Car on ignorait que nous avions recueilli quelqu’un. Mes amis juifs ont fui l’avance de l’Armée Rouge et m’ont emmenée dans l’ouest du pays. Ils m’ont donné de faux papiers. Je me suis réfugiée chez des amis, à Poznan… Je ne suis rentrée à Varsovie que deux ans plus tard. Avec une fausse carte d’identité que m’avaient donnée mes amis juifs. Je l’ai toujours gardée. Tous mes parents avaient été tués par les Allemands. J’étais seule au monde. Je me suis mariée sous ce nom. Puis mon mari est mort.
Incroyable histoire. Mais Malko était resté sur sa faim.
— Je me souviens, dit Halina Rodowisz. Le grand christ en pierre de l’église de la Sainte-Croix gisait au milieu de Krakowskie Predmiescie. Dynamité par les SS.