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Puis, ma rêverie abandonne l’avenir pour retourner vers le passé, et c’est alors une longue suite d’apparitions: d’abord, cette première nuit avec le roi, et ma défense héroïque derrière la table à thé, et la nuit dans le fossé, et la poursuite à travers la forêt. Je vois défiler amis et ennemis; le peuple qui avait appris à m’aimer, à me respecter, ces six misérables qui avaient juré ma mort. Et, parmi ceux-là, il en est un surtout, un qui court encore le monde, méditant la ruse et la trahison. Où est ce Rupert, cet enfant qui a failli me perdre? Quand son nom traverse ma mémoire, ma main instinctivement cherche mon épée, mon sang court plus vite dans mes veines, et l’insinuation du destin, le pressentiment, s’accentue, se précise, et me murmure à l’oreille que je n’en ai pas fini avec Rupert. Et je fais des armes. Je m’exerce, je cherche à ne pas me rouiller et à conserver, autant que possible, mes forces pour cette rencontre éventuelle.

Chaque année, je vais à Dresde, où mon cher et fidèle ami Fritz von Tarlenheim vient me rejoindre. La dernière fois, sa jolie femme Helga l’avait accompagné, ainsi qu’un beau bébé joufflu. Nous restons une semaine ensemble, Fritz et moi; il me conte tout ce qui se passe à Strelsau. Le soir, il me parle de Sapt et du roi, et quelquefois même de Rupert; et enfin, lorsque la nuit s’avance, nous parlons d’elle, de Flavie! Car, chaque année, Fritz apporte avec lui, à Dresde, une petite boîte au fond de laquelle est couchée une rose rouge; autour de la tige de la rose s’enroule une petite bande de papier avec ces mots: «Rodolphe – Flavie – toujours!» Fritz en remporte une toute pareille. Ces messages et les bagues que nous portons, voilà tout ce qui me lie à la reine de Ruritanie.

Reverrai-je jamais son cher visage, ses joues pâles, ses cheveux d’or? Je ne sais. Se peut-il qu’un jour, quelque part, elle et moi, nous nous trouvions réunis, sans que rien puisse nous séparer? Je ne sais.

Mais, si cela ne doit jamais être, si jamais plus je ne dois la regarder ni l’entendre, c’est bien! En ce monde, je vivrai comme il convient à un homme qu’elle aime; et, dans l’autre, Dieu veuille me donner un sommeil sans rêves.

1894