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Sapt posa la main sur mon bras comme pour m’arrêter.

Je me dégageai.

Le maréchal hésitait.

«Ne me suis-je pas fait comprendre?» demandai-je.

Comme à contrecœur et tout en mordillant sa moustache, il donna les ordres. Le vieux Sapt souriait dans sa barbe, en secouant la tête… Si j’avais été tué en plein jour dans les rues de Strelsau, la situation de Sapt eût été critique.

J’ai oublié de dire, je crois, que mon uniforme était entièrement blanc, brodé d’or. Je portais un casque d’argent, damasquiné d’or, et le large ruban de la Rose faisait bien en sautoir sur ma poitrine. Ce serait désobligeant pour le roi de faire de la modestie, et de ne pas avouer que je faisais fort belle figure. Ce fut l’avis du peuple, car, lorsque seul, à cheval, je m’avançai à travers les rues étroites, sombres et maigrement décorées de la vieille ville, il y eut d’abord un murmure, puis des bravos. Une femme, à une fenêtre, au-dessus d’un restaurant, lança le vieil adage locaclass="underline" «Il est roux, c’est un bon!»

Sur quoi, je me mis à rire, et soulevai mon casque, afin qu’elle pût bien constater que mes cheveux étaient de la bonne couleur. Ce geste fut accueilli par des hourras et des vivats.

La promenade devenait intéressante. Passant ainsi seul, à cheval, j’entendais les réflexions du peuple.

«Il est plus pâle que de coutume, disait l’un.

– On serait pâle à moins. Faut voir la vie qu’il mène!»

Telle fut la réponse, peu respectueuse.

«Il est plus grand que je ne croyais, reprit un troisième.

– Sa barbe cachait une bonne mâchoire, observa un autre.

– Ses portraits ne le flattent pas», déclara une jolie fille, en prenant grand soin que son observation ne fût pas perdue pour moi.

Pure flatterie! En dépit de ces quelques marques d’intérêt, la masse du peuple m’était plutôt hostile. On me regardait passer en silence, l’air sombre, et je pus constater que l’image de mon frère bien-aimé ornait presque chaque fenêtre, et que c’était une manière tant soit peu ironique de faire fête au roi. Je me félicitais que ce spectacle lui eût été épargné. Le roi est violent, emporté; peut-être n’aurait-il pas pris la chose aussi tranquillement que moi.

Enfin, nous arrivâmes à la cathédrale. Sa belle façade grise, ornée de centaines de statues, avec ses deux merveilleuses portes de chêne sculpté, les plus belles peut-être qu’il y ait en Europe, se dressait pour la première fois devant mes yeux. En cette minute, je compris toute la folie et toute l’audace de mon entreprise, et j’en fus épouvanté. Tout tournait autour de moi quand je descendis de cheval. Je me sentais comme environné de brouillard. Le maréchal et Sapt réapparaissaient indistincts; vague aussi à mes yeux la foule de prêtres, magnifiquement vêtus. Comme un somnambule, je m’avançai le long de la haute nef, tandis que la grande voix des orgues m’emplissait les oreilles. Je ne voyais rien de la brillante foule qui emplissait l’église.

À peine si je distinguais la belle figure du cardinal lorsqu’il se leva de son trône archiépiscopal pour me souhaiter la bienvenue. Seules, deux silhouettes, qui se tenaient côte à côte, se détachaient nettement pour moi: celle d’une jeune fille, belle et pâle, la tête couronnée d’une magnifique forêt de cheveux d’or, l’or des Elphberg (y a-t-il rien de plus beau pour une femme?) et le visage d’un homme, au teint très coloré, aux cheveux noirs, aux yeux noirs aussi. Je n’hésitai pas à le reconnaître; je me trouvais enfin en présence de mon frère, le duc Noir. Lorsqu’il m’aperçut, ses joues si colorées devinrent subitement pâles comme la cire, et son casque tomba avec fracas sur le sol où il roula. Très évidemment, jusque-là, il n’avait pas pu croire à la présence du roi à Strelsau.

De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me le pardonne!): le cardinal me fit l’onction sur le front; après quoi, je me relevai. Je pris de ses mains la couronne de Ruritanie, et la posai sur ma tête. La main étendue, je prêtai le serment d’usage, le serment du roi, en présence du peuple assemblé.

Alors la grande voix des orgues éclata de nouveau et emplit la nef; le maréchal donna ordre aux hérauts de me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.

J’ai un très bon tableau, dans ma salle à manger, qui représente cette imposante cérémonie; le portrait du roi est extrêmement ressemblant.

La pâle princesse aux cheveux d’or s’avança alors. Deux pages portaient la queue de sa robe; elle vint se mettre à mes côtés. Et un héraut cria:

«Son Altesse Royale la princesse Flavie!»

La princesse me fit une profonde révérence, me prit la main et la porta à ses lèvres.

Un instant, je demeurai embarrassé, me demandant ce que je devais faire; puis je l’attirai vers moi et la baisai deux fois sur la joue: elle rougit; pourquoi?

Alors, Son Éminence le cardinal-archevêque s’avança, et, se plaçant devant le duc Noir, me baisa la main, et me présenta une lettre du Pape, la première et la dernière, je vous prie de le croire, que j’ai reçue de si haut lieu.

Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.

Il avança d’un pas hésitant, jetant des regards à droite et à gauche, comme un homme qui se demande s’il ne va pas chercher le salut dans la fuite. Son visage était marbré de blanc et de rouge; sa main tremblait au point que je la sentais sauter dans la mienne, et ses lèvres étaient sèches et parcheminées.

Je jetai un coup d’œil à Sapt, qui souriait toujours dans sa barbe; je pris alors mon parti en brave, je résolus de me montrer à la hauteur du rang auquel un hasard merveilleux m’avait appelé, et de jouer mon rôle jusqu’au bout. Je m’avançai; je pris les mains de mon cher frère Michel dans les miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel de nous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.

Le visage de la princesse, pas plus d’ailleurs que celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute ou la plus petite hésitation.

Et pourtant, si le roi et moi nous nous fussions trouvés côte à côte, elle n’eût pas hésité un instant, j’en suis sûr, à nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle ni personne n’imaginait que je pusse ne pas être le roi.

Cette merveilleuse ressemblance me servit à souhait, et pendant une heure je restai là, debout, me sentant aussi fatigué, aussi blasé que si j’avais été roi toute ma vie. Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leurs devoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avais dansé plus de vingt fois à Londres. Grâce au ciel, le vieux lord n’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, il n’avait jamais demandé à ce que je lui fusse présenté.

Nous rentrâmes au palais par les mêmes rues, et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.

Lui passait sans répondre, sombre et se mordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fidèles trouvèrent qu’il avait fait bien triste figure.

Je revins en voiture, assis à côté de la princesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvrier cria:

«Et à quand le mariage?»

Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurler en plein visage: «Vive le duc Michel!»