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Pendant un instant, nous demeurâmes muets, nous examinant sans mot dire. Puis je me découvris de nouveau et m’inclinai respectueusement.

Le roi, ayant recouvré l’usage de la parole que la surprise lui avait enlevé, s’écria:

«Fritz, colonel, qui est ce monsieur?»

J’allais répondre lorsque le colonel Sapt se mit entre moi et le roi, et commença à lui parler. Je n’entendais pas ce qu’il disait, ce n’était qu’une suite de grognements sourds. Le roi dépassait Sapt de la tête, et, tout en l’écoutant, ses yeux, de temps à autre, cherchaient les miens. Je le regardai longuement et attentivement. La ressemblance était certainement extraordinaire, bien que, pour moi, il existât certaines différences.

Le roi avait le visage plein, l’ovale un peu plus accentué, et dans la bouche moins de fermeté, d’obstination que n’en marquaient mes lèvres serrées, volontaires. Ces restrictions faites, la ressemblance n’en restait pas moins étonnante, frappante, extraordinaire.

Après que Sapt eut parlé, le roi resta un instant silencieux, les sourcils froncés; puis, peu à peu, les coins de sa bouche se contractèrent, son nez s’allongea comme fait le mien quand je ris, ses yeux brillèrent, et il éclata de rire, d’un rire clair et sonore qui sonna comme une fanfare à travers les bois, proclamant la gaieté de son âme.

«C’est une bonne rencontre, cousin!» cria-t-il, en faisant un pas vers moi, et en me frappant amicalement sur l’épaule.

Il riait encore:

«Excusez-moi; mais, au premier moment, je ne savais pas trop où j’en étais. Dame! c’est qu’un homme ne s’attend pas à voir son «double» à cette heure du jour. N’est-ce pas, Fritz?

– C’est moi qui supplie Votre Majesté de me pardonner. J’espère que mon indiscrétion ne me coûtera pas la bienveillance du roi.

– En tout cas, il n’est au pouvoir de personne de vous priver de la vue du roi! reprit-il en riant. Quant à moi, Monsieur, je suis prêt à faire, et du plus grand cœur, tout ce qui pourrait vous être agréable. Vous voyagez?

– Je me rendais à Strelsau, Sire, pour le couronnement.»

Le roi jeta un coup d’œil à ses amis. Il souriait encore; mais on lisait sur son visage un peu d’embarras. En fin de compte, le côté comique de la situation l’emporta.

«Fritz! Fritz! cria-t-il, je donnerais mille couronnes pour voir la tête de Michel quand il s’apercevra que nous sommes deux au lieu d’un.»

Et le rire joyeux éclata de nouveau.

«Sérieusement, observa Fritz von Tarlenheim, je me demande si M. Rassendyll fut sage de visiter Strelsau précisément en ce moment.»

Le roi alluma une cigarette.

«Eh bien! Sapt? demanda-t-il.

– Il ne doit pas partir, grommela le vieux colonel.

– Voyons, colonel, voulez-vous dire que je contracterais une obligation vis-à-vis de M. Rassendyll, si…

– Eh là! Enveloppons cela de la bonne façon, dit Sapt, tirant une grande pipe de sa poche.

– Il suffit, Sire, repris-je. Je quitterai la Ruritanie aujourd’hui même.

– Par le ciel! vous n’en ferez rien. Je vous le dis sans phrase, comme mon vieux Sapt; vous dînerez avec moi ce soir; advienne que pourra demain. Que diable! on ne rencontre pas un cousin tous les jours!

– Nous devions dîner légèrement ce soir, Sire, si vous vous en souvenez, reprit von Tarlenheim.

– Oui, mais en l’honneur de notre nouveau cousin, nous ferons, au contraire, un bon dîner», dit le roi.

Et comme Fritz branlait la tête, il ajouta:

«Ne craignez rien; je n’oublierai pas que nous partons demain.

– Je voudrais bien y être à demain matin, dit le vieux Sapt, en bourrant sa pipe.

– La sagesse habite en vous, mon vieux Sapt, répliqua le roi. Mais, au fait, monsieur Rassendyll, quel est votre nom de baptême?

– Celui de Votre Majesté, répondis-je, en saluant.

– À la bonne heure! Cela prouve que notre famille ne rougissait pas de nous.»

Il riait.

«Allons! Venez-vous-en, Rodolphe. Je ne suis pas chez moi ici; mais mon bien-aimé frère Michel a mis une de ses habitations à ma disposition, et je ferai de mon mieux pour vous y bien recevoir.»

Il passa son bras sous le mien et, faisant signe aux autres de nous suivre, il m’emmena vers la gauche, à travers la forêt.

Nous fîmes une promenade d’un peu plus d’une demi-heure, tandis que le roi ne cessait de fumer et de plaisanter. Il se montrait plein d’intérêt pour ma famille et rit de bon cœur lorsque je lui parlai des tableaux de notre galerie représentant des Elphberg à cheveux roux, et il s’esclaffa tout à fait quand il apprit que j’avais caché mon voyage en Ruritanie à ma famille.

«Alors c’est «incognito» que vous êtes venu faire visite à votre garnement de cousin?» demanda-t-il.

Tout à coup, au sortir de la forêt, nous nous trouvâmes devant un petit pavillon de chasse fort modeste. C’était une construction à un seul étage, une sorte de «bungalow», bâti entièrement en bois.

En nous voyant approcher, un petit homme, en livrée très simple, vint au-devant de nous. La seule personne que je vis en dehors de ce domestique, ce fut une grosse femme d’un certain âge, que j’ai su, depuis, être la mère de Jean, le garde-chasse du duc.

«Le dîner est-il prêt, Joseph?» demanda le roi.

Le petit domestique répondit par l’affirmative, et nous nous attablâmes devant un simple, mais plantureux repas.

Je remarquai que le roi mangeait de bon cœur, que Fritz von Tarlenheim y mettait plus de façon, que le vieux Sapt dévorait. Quant à moi, je fais toujours honneur à un bon dîner; il n’y a pas de meilleure fourchette dans toute l’Angleterre. Le roi remarqua ma manière de faire et l’approuva.

«Nous sommes tous de gros mangeurs, nous autres, Elphberg, dit-il. Mais on nous laisse mourir de soif, ici; nous mangeons sec. Du vin, Joseph; du vin, mon ami. Sommes-nous des bêtes pour manger sans boire? Nous prends-tu pour du bétail, Joseph?»

Joseph, sensible à ce reproche, s’empressa d’apporter force bouteilles de vin.

«Pensez à demain, dit Fritz.

– Oui, pensez à demain», répéta le vieux Sapt.

Le roi vida son verre à la santé de son «cousin Rodolphe», comme il disait.

Je lui rendis sa politesse en buvant aux cheveux roux des Elphberg, ce qui excita grandement la gaieté du roi.

Si la nourriture était simple, les vins étaient exquis et de grands crus; nous leur fîmes honneur. Fritz, une fois, tenta d’arrêter le bras du roi.

«Bah! fit celui-ci; vous savez bien, maître Fritz, que vous partez deux heures avant moi. J’ai deux heures de bonnes.»

Tarlenheim vit que je ne comprenais pas.

«Le colonel et moi, expliqua-t-il, nous partons à six heures; nous allons à cheval à Zenda, et nous revenons avec la garde d’honneur chercher le roi à huit heures. Nous nous rendons alors tous ensemble à la station.

– Qu’elle aille se faire pendre, cette garde-là, grommela Sapt.

– Oh! c’est très aimable à mon frère d’avoir réclamé pour son régiment cet honneur! dit le roi. Voyons, cousin, rien ne vous presse… Vidons ensemble une dernière bouteille.»