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La bouteille débouchée fut bue, en grande partie, je dois l’avouer, par Sa Majesté.

Fritz avait renoncé depuis longtemps à essayer de modérer le roi; il se laissait même entraîner par le mauvais exemple, et bientôt nous en eûmes tous plus que notre compte. Le roi se mit à parler de ce qu’il ferait dans l’avenir, le vieux Sapt de ce qu’il avait fait autrefois; Fritz rêvait tout haut et, moi, je chantais les mérites extraordinaires des Elphberg.

Nous parlions tous à la fois, et suivions à la lettre le conseil de Sapt de ne pas nous embarrasser du lendemain.

À la fin, pourtant, le roi posa son verre, et se rejeta en arrière sur sa chaise.

«J’ai assez bu comme cela, dit-il.

– Ce n’est pas à moi à contredire le roi», fis-je.

Dieu sait si jamais observation fut plus vraie.

Je parlais encore quand Joseph posa devant le roi une vieille bouteille toute couverte de la poussière des ans. Il y avait si longtemps qu’elle dormait dans un coin sombre de la cave, la chère vieille, qu’il semblait qu’elle ne pût supporter l’éclat des bougies.

«Sa Seigneurie le duc de Strelsau m’a chargé de présenter ce vin au roi quand le roi serait las de tous les autres. Il prie le roi de le boire par amitié pour lui.

– Vive le duc Noir! cria le roi. Allons, fais sauter le bouchon, Joseph! Pense-t-il pas que je vais bouder devant une bouteille de vin?»

Le bouchon sauta, et Joseph emplit le verre du roi.

Celui-ci y goûta, et avec une solennité de circonstance, on peut bien le dire, il nous enveloppa d’un même regard, et dit gravement:

«Messieurs, mes amis, mon cousin, demandez-moi tout ce que vous voudrez, la moitié de mon royaume, mais ne me demandez pas une seule goutte de cette divine liqueur. Je veux boire à la santé de mon frère, le duc Noir.»

Et le roi, saisissant la bouteille, appliqua le goulot à ses lèvres et la vida d’un trait; alors, la jetant loin de lui, il laissa tomber sa tête contre ses bras croisés sur la table.

Et nous, nous bûmes aux rêves dorés de Sa Majesté. Voilà les souvenirs qui me sont restés de cette soirée. C’est plus que suffisant, n’est-ce pas?

IV Le roi est fidèle au rendez-vous

Avais-je dormi une heure ou une année? Je n’aurais su le dire. En tout cas, je me réveillai en sursaut et transi; mes cheveux, ma figure, mes habits ruisselaient. J’aperçus devant moi le vieux Sapt: un sourire ironique retroussait sa vieille moustache grise; il tenait un baquet vide à la main. Assis sur la table, Fritz von Tarlenheim était aussi pâle qu’un spectre et ses yeux étaient entourés d’un cercle noir comme l’aile d’un corbeau.

Je me dressai sur mes jambes, furieux.

«La plaisanterie passe les bornes, Monsieur, criai-je.

– Le moment est mal choisi pour se quereller, je vous assure. Que voulez-vous? rien ne pouvait vous réveiller… Il est cinq heures.

– C’est possible, mais je vous prierai, colonel…, continuai-je, fort irrité.

– Rassendyll, interrompit Tarlenheim, se mettant sur ses pieds et me prenant par le bras, regardez.»

Je regardai, et je vis le roi étendu tout de son long, par terre, le visage convulsé, rouge, presque aussi rouge que ses cheveux, la respiration haletante. Sapt, sans le moindre respect, lui donna un coup de pied. Il ne fit pas un mouvement. Son visage, ses cheveux étaient trempés comme les miens.

«Voilà une demi-heure que nous faisons tout au monde pour le réveiller, dit Fritz.

– C’est qu’il a bu trois fois plus qu’aucun de nous», grogna Sapt. Je m’agenouillai et tâtai le pouls du roi: il battait très faiblement. Je me retournai vers les deux autres d’un air inquiet.

«Cette dernière bouteille contenait peut-être un narcotique? fis-je à voix basse.

– Qu’en savons-nous? dit Sapt.

– Il faut aller chercher un médecin immédiatement.

– Le plus proche est encore à dix milles d’ici; et d’ailleurs toute l’Académie de médecine ne le ferait pas aller à Strelsau aujourd’hui. Je sais ce que c’est. Il ne s’éveillera pas avant six ou sept heures d’ici.

– Et le couronnement?» m’écriai-je avec épouvante.

Fritz leva les épaules, un petit tic que j’eus par la suite plus d’une fois l’occasion de constater. «Il faut faire dire que le roi est malade.

– Je ne vois pas autre chose à faire.»

Le vieux Sapt, qui était aussi frais qu’une rose de mai, fumait sa pipe sans mot dire.

«Si le roi n’est pas couronné aujourd’hui, je parie tout ce qu’on voudra qu’il ne le sera jamais.

– Pourquoi cela, au nom du ciel?

– Songez que toute la nation est réunie à Strelsau pour voir son nouveau roi, que l’armée est sur pied avec le duc Noir à sa tête. Comment envoyer dire que le roi est ivre?

– Malade! fis-je, le reprenant.

– Malade? répéta Sapt en poussant un éclat de rire sardonique. On connaît trop bien son genre de maladie. Ce n’est pas la première fois qu’il est malade!

– Eh bien! qu’on pense ce que l’on veut, dit Fritz avec désespoir; je pars porter la nouvelle et je me débrouillerai de mon mieux.»

Sapt fit un geste de la main.

«Croyez-vous vraiment, reprit-il, que le roi ait bu un narcotique?

– Ce damné chien de duc Noir, pardieu! murmura Fritz entre ses dents.

– De façon, continua Sapt, qu’il ne puisse venir se faire couronner. Rassendyll ne connaît pas notre cher Michel. Qu’en pensez-vous, Fritz? Ne croyez-vous pas que Michel a un autre roi tout prêt, et que la moitié de Strelsau n’a pas un autre candidat? Aussi vrai que je crois en Dieu, le roi est perdu s’il ne paraît pas aujourd’hui à Strelsau. Je sais ce que vaut le duc Noir.

– Nous pourrions l’y porter, fis-je.

– Il ferait bonne figure!» grimaça Sapt.

Fritz von Tarlenheim cacha sa tête dans ses mains. Le roi respirait toujours péniblement et bruyamment. Sapt le remua du bout du pied.

«Ivrogne de malheur! dit-il; mais ce n’en est pas moins un Elphberg et le fils de son père, et puis j’aimerais mieux rôtir en enfer que de voir le duc Noir à sa place.»

Nous restâmes silencieux quelques instants; après quoi, Sapt, fronçant ses sourcils en broussaille et retirant de sa bouche sa longue pipe, me dit:

«Quand on devient vieux, on apprend à croire à la Providence. C’est la Providence qui vous a amené ici, jeune homme; c’est elle qui vous envoie aujourd’hui à Strelsau.»

Je me rejetai en arrière.

«Grand Dieu!» murmurai-je.

Fritz releva la tête. Ses yeux brillaient; ils oscillaient entre la surprise et la joie.

«Impossible, repris-je: on me reconnaîtrait.

– C’est une chance à courir. De l’autre côté, c’est la certitude, reprit Sapt. Je gage qu’une fois rasé, personne ne vous reconnaîtra. Auriez-vous peur?

– Monsieur!