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«Entrez donc!»

C’était tout ce que K. avait eu le temps de lui dire. Il restait là, planté avec ses papiers à la main au milieu de cette pièce, à regarder la porte qui ne se rouvrait pas; un appel des gardiens le réveilla en sursaut; ils étaient attablés devant la fenêtre ouverte, en train de manger son déjeuner.

«Pourquoi n’est-elle pas entrée? demanda-t-il.

– Elle n’en a pas le droit, dit le plus grand des deux gardiens. Vous savez bien que vous êtes arrêté.

– Pourquoi serais-je donc arrêté? Et de cette façon, pour comble?

– Voilà donc que vous recommencez! dit l’inspecteur en plongeant une tartine beurrée dans le petit pot de miel. Nous ne répondons pas à de pareilles questions.

– Vous serez bien obligés d’y répondre, dit K. Voici mes papiers d’identité; maintenant, montrez-moi les vôtres et faites-moi voir, surtout, votre mandat d’arrêt.

– Mon Dieu! mon Dieu! dit le gardien, que vous êtes long à entendre raison! On dirait que vous ne cherchez qu’à nous irriter inutilement, nous qui, pourtant, sommes sans doute en ce moment les gens qui vous veulent le plus de bien.

– Puisqu’on vous le dit» expliqua Franz, et, au lieu de porter à la bouche la tasse de café qu’il tenait à la main, il jeta sur K. un long regard peut-être très significatif, mais auquel K. ne comprit rien.

Il s’ensuivit un long dialogue de regards, malgré K. qui finit pourtant par exhiber ses papiers et par dire:

«Voici mes pièces d’identité.

– Que voulez-vous que nous en fassions? s’écria alors le grand gardien. Vous vous conduisez pis qu’un enfant. Que voulez-vous donc? Vous figurez-vous que vous amènerez plus vite la fin de ce sacré procès en discutant avec nous, les gardiens, sur votre mandat d’arrestation et sur vos papiers d’identité? Nous ne sommes que des employés subalternes; nous nous connaissons à peine en papiers d’identité et nous n’avons pas autre chose à faire qu’à vous garder dix heures par jour et à toucher notre salaire pour ce travail. C’est tout; cela ne nous empêche pas de savoir que les autorités qui nous emploient enquêtent très minutieusement sur les motifs de l’arrestation avant de délivrer le mandat. Il n’y a aucune erreur là-dedans. Les autorités que nous représentons – encore ne les connais-je que par les grades inférieurs – ne sont pas de celles qui recherchent les délits de la population, mais de celles qui, comme la loi le dit, sont «attirées», sont mises en jeu par le délit et doivent alors nous expédier, nous autres gardiens. Voilà la loi, où y aurait-il là une erreur?

– Je ne connais pas cette loi, dit K.

– Vous vous en mordrez les doigts, dit le gardien.

– Elle n’existe certainement que dans votre tête», répondit K.

Il aurait voulu trouver un moyen de se glisser dans la pensée de ses gardiens, de la retourner en sa faveur ou de la pénétrer complètement. Mais le gardien éluda toute explication en déclarant:

«Vous verrez bien quand vous la sentirez passer!»

Franz s’en mêla:

«Tu vois ça, Willem, dit-il, il reconnaît qu’il ignore la loi, et il affirme en même temps qu’il n’est pas coupable!

– Tu as parfaitement raison, dit l’autre, il n’y a rien à lui faire comprendre.»

K. ne répondit plus.

«Devrais-je, pensait-il, me laisser inquiéter par les bavardages de ces subalternes, puisqu’ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils ne sont pas autre chose? En tout cas, ils parlent de sujets qu’ils ignorent complètement. Leur assurance ne peut s’expliquer que par leur bêtise. Quelques mots avec un fonctionnaire de mon niveau m’éclairciront beaucoup mieux la situation que les plus longs discours de ces deux bonshommes.»

Il fit un instant les cent pas dans l’espace libre de la pièce et vit la vieille femme d’en face qui avait traîné jusqu’à la fenêtre un vieillard plus vieux qu’elle encore qu’elle tenait par la taille.

K. sentit la nécessité de mettre fin à cette comédie:

«Conduisez-moi, dit-il, à votre supérieur.

– Quand il le demandera, pas avant, dit le gardien que l’autre avait appelé Willem. Et maintenant je vous conseille, ajouta-t-il, de retourner dans votre chambre et d’y attendre tranquillement ce qu’on décidera de vous. Ne vous épuisez pas en soucis superflus, c’est un conseil que nous vous donnons; ramassez vos forces plutôt, car vous en aurez grand besoin. Vous ne nous avez pas traités comme notre présence le méritait, vous avez oublié que, quels que nous soyons, nous représentons, au moins maintenant, en face de vous, des hommes libres, et ce n’est pas une mince supériorité. Cependant nous sommes prêts, si vous avez de l’argent, à vous faire apporter un petit déjeuner du café d’en face.»

K. ne répondit pas à cette proposition; il resta là un moment sans rien dire. Peut-être s’il essayait d’ouvrir la porte de la pièce voisine, ou même celle du vestibule, les deux gardiens ne l’en empêcheraient-ils pas? Peut-être fallait-il pousser les choses au pire? Il se pouvait que ce fût la clef de la situation.

Mais peut-être aussi les gardiens lui mettraient-ils la main dessus s’il essayait: alors adieu la supériorité qu’il conservait tout de même sur eux à certains égards! Aussi préféra-t-il attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement; il revint donc dans sa chambre sans ajouter un seul mot.

Là, il se jeta sur son lit et prit sur la table de toilette une belle pomme qu’il avait mise de côté la veille pour son petit déjeuner. Il ne lui en restait pas d’autres, mais celui-ci, comme il s’en convainquit au premier coup de dent, valait beaucoup mieux que le breuvage que la faveur de ses gardiens aurait pu lui faire venir de quelque sale café de nuit. Il se sentait dispos et confiant; à sa banque évidemment il ratait sa matinée, mais, étant donné le poste relativement supérieur qu’il occupait, on l’excuserait facilement. Devrait-il invoquer sa véritable excuse? Il songeait à le faire. Si on ne voulait pas le croire, ce qui était assez naturel, il pourrait prendre comme témoins Mme Grubach ou les deux vieillards qui venaient maintenant de se mettre en marche pour se poster à la fenêtre en face de sa chambre. En se plaçant au point de vue de ses gardiens, K. restait étonné qu’on le renvoyât et qu’on le laissât seul dans sa chambre où il avait tant de facilités de se tuer. Mais, en même temps, il se demandait, en se plaçant à son propre point de vue, quelle raison il pourrait bien avoir de le faire. Ce ne pouvait tout de même pas être parce que ces deux hommes mangeaient son déjeuner dans la pièce voisine! Il eût été si insensé de se suicider que, même s’il avait voulu le faire, il l’eût trouvé tellement stupide qu’il n’y serait jamais parvenu. Si ces gardiens n’avaient pas été des gens aussi visiblement bornés, on eût pu penser que c’était pour la même raison qu’ils ne voyaient pas de danger à le laisser seul. Ils pouvaient bien le regarder, si cela leur faisait plaisir! Ils le verraient aller chercher un bon vieux schnaps qu’il conservait au fond de son petit placard, vider un verre pour remplacer son déjeuner et un second pour se donner du courage, mais par prudence seulement, pour prévoir l’improbable cas où ce courage serait nécessaire.

À ce moment il eut un tel sursaut d’effroi en s’entendant appeler de la pièce voisine que le verre en choqua ses dents.

«Le brigadier vous fait demander», lui disait-on.

Ce n’était que le cri qui l’avait effrayé, ce cri sec comme un ordre militaire dont il n’eut jamais cru capable le gardien Franz. Quant à l’ordre lui-même, il lui faisait plaisir; il répondit «enfin!» sur un ton de soulagement, ferma à clef le petit placard et se hâta d’aller dans la pièce voisine. Il trouva là les deux inspecteurs qui le chassèrent et le renvoyèrent immédiatement dans sa chambre comme si ç’eût été tout naturel.

«En voilà des idées, criaient-ils, vous voulez vous présenter en chemise devant le brigadier? Il vous ferait passer à tabac, et nous aussi par la même occasion.