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28 août, pleine chaleur, plein été; 19 heures 30 minutes: il regarda droit devant lui, au-delà des habitués du bar qui bougeaient au premier plan, et constata qu’il faisait nuit. Il avait choisi méticuleusement le bar, parmi ceux que fréquentait Michèle. Il attendait devant son verre d’orangeade en essayant de se souvenir.

Trois marins américains entrèrent dans le bar, probablement ivres, en chantant des chansons américaines. Adam les observa en train de s’accouder au comptoir, tout près du tiroir-caisse. L’un d’eux se sépara des autres et passa à côté de la table d’Adam. Il poussa une pièce de monnaie dans la fente du juke-box, se pencha sur l’écran pour lire les titres, puis soudain comprit que c’était inutile, que toutes les chansons de la boîte à sous devaient être américaines; il pressa deux boutons au hasard, se recula un peu, détachant difficilement son œil de la tache de lumière ronde qui illuminait le disque. Il s’en alla quand même, trouva la porte des W.C., et au moment où il quitta le bar, entendit les premiers mots de Red River Rock:

«Hé ho Johnnie rockin’ rock-a-goose by the river ho red river rock’n’roll»

Adam écouta la chanson jusqu’au bout, marquant le rythme de la main gauche sur le dessus de la table. Quand le disque fut fini, il paya, sortit du bar, le matelot américain ouvrit la porte des W.C., et rejoignit ses camarades.

Une heure plus tard, Adam les retrouva à l’intérieur d’un grill-room de la vieille ville. L’un d’eux le reconnut. Dieu sait pourquoi, et le retint par le bras; il lui parla en anglais tout contre l’oreille.

Adam n’écouta pas: il lui donna une cigarette, l’alluma, et s’assit sur un tabouret, à côté de lui. Il commanda un sandwich au fromage et à la salade, puis se tourna vers le marin américain. Il ne pensait plus rien, il était presque mort. Le marin dit qu’il s’appelait John Beaujolais et qu’il venait de Montréal, Canada. Il lui demanda ensuite, comment vous vous appelez?

«Puget-Théniers» dit Adam, et il mordit dans son sandwich.

«J’ai connu une fille française qui s’appelait Mireille», dit l’Américain; il se tourna vers ses compagnons et leur raconta quelque chose, à voix basse; ils éclatèrent tous de rire. Adam continua à manger, un moment; il sentait une sorte d’ennui le gagner, comme s’il avait passé l’après-midi chez des martiens, à essayer plusieurs langages les uns après les autres.

«Vous êtes encore en guerre, vous?» demanda-t-il à Beaujolais en montrant son uniforme avec une croûte de pain.

«Non, pas en guerre» dit Beaujolais, «mais le — le military service, hein? Vous aussi, n’est-ce pas?»

«Non, moi, je l’ai fini» dit Adam. Il s’arrêta de parler pour avaler une bouchée de pain et de salade. Il ajouta:

«J’aime les livres américains. J’ai bien aimé Wigglesworth, Child, et ce poète, Robinson Jeffers, qui a écrit Tamar. J’ai bien aimé Stuart Engstrand. Vous connaissez?»

«Non» dit Beaujolais. «Moi je suis musicien — en jazz. Saxo alto. J’ai joué avec Horace Parlan et Shelly Manne, l’autre année. Et Romeo Penque. Il joue de la flûte. Moi je connais bien John Eardley. Il est fort. Il est fort.» Il frappa le comptoir de la phalange de l’index.

«Mais je devais partir — oui, partir, alors…»

«Oui, Stuart Engstrand» continua Adam. «Il n’est pas bien connu ici, et aux U.S.A., on le considère un peu comme un type qui écrit pour le peuple, non? Mais moi je trouve que c’est bon; il écrit des trucs simples. Il raconte des histoires simples. Des types qui ont envie de belles filles, et qui se marient avec elles. Et comme elles sont belles, ça ne marche pas très bien. Mais les types sont des durs, pas comme ici. Alors ils finissent toujours par avoir raison.»

«Les filles françaises sont belles, hein?» dit l’Américain. «J’aimerais bien — en marier une.»

«Oui» dit Adam: «moi aussi…»

«Écoutez», dit l’Américain. «vous voulez savoir comment était Mireille? Elle était comme ça; comme ça! l’été, elle mettait des petits chapeaux de paille, comment appelez-vous ça? Elle avait un chien blanc. Il est mort, depuis, je crois. Moi, je voulais qu’elle vienne avec moi, après, aux States. Oui. Je lui ai dit, viens, et elle a dit, non. J’aurais bien aimé, pourtant.»

Le marin regarda un instant Adam, fixement. Puis, il dit:

«Vous voulez boire un verre?»

«Non», dit Adam. Il tourna lentement sur son tabouret, et posa ses deux coudes sur le rebord du comptoir; il appuya le milieu de la colonne vertébrale contre l’angle de la plaque de métal; il regarda les trois uniformes qui bougeaient à sa gauche. La paix, faite ainsi de conversations entre étrangers, de pourboires et de bouts de soirées connectés sans rime ni raison, pouvait facilement se métamorphoser en hostilités, en pain rassis, en petits morceaux de terreur dans la nuit, et puis, tout à coup, en guerre, en langage secret, mots de passe, plus de pain, et, chronique des explosions, des coups de feu, du sang, des fumées noires. Il devinait des guerres sur tous les points du globe; il y avait dans son cerveau, une part bizarre, qui empiétait sur les autres, un emplacement de jungle: une drôle de nature, en vérité, une végétation de fils de fer barbelés, des espèces de lianes, dures et roides, avec, à la place des feuilles, un léger nœud aigu tous les douze centimètres.

Mais l’important était de savoir ce qu’on fait, une fois la guerre finie. On peut se mettre dans les affaires, être professeur, ou bien écrire des romans, pour toute sa vie, qui parleront de l’armée. À la rigueur, on peut être musicien de jazz, comme John Beaujolais de Montréal, Canada. Ou rempiler, reprendre le sac à dos, et fuir dans le djebel, une grosse mitraillette dans les mains; les terrains vagues, les pylônes, les garrigues de 6 heures du matin, avec de la brume lourdaude qui s’accroche aux méplats du sol, et cache à demi, juste ce qu’il faut, pour l’hécatombe, les vols de canards. Mais est-ce qu’on peut, après ça, en sortant de l’armée, monter en haut d’une colline, habiter tout seul une grande maison abandonnée, mettre face à face deux chaises longues, et transpirer au soleil, pendant des journées entières, presque nu & quelquefois nu?

Croire qu’on n’a pas besoin de gagner de l’argent pour rester en vie, mais qu’on a besoin de se défendre contre tous ceux (et ils ne manquent pas) qui voudraient bien vous assassiner.

Adam essayait de se souvenir de quelque chose qui le rattacherait aux dix années d’avant; une phrase, un tic militaire, un nom de lieu qui lui indiqueraient à coup sûr quel avait été son emploi du temps, et, enfin, enfin, plus tard, d’où il arrivait.

Un soldat français entra dans le grill-room; il était vêtu en chasseur alpin, et semblait chercher quelqu’un: il avait cet air connu, plein de vie et de force, des gens qui passent outre quant aux détails anodins de l’existence. Adam se sentit irrésistiblement attiré vers lui; il ne put s’empêcher de se lever, de marcher vers lui et de l’aborder automatiquement; au même instant, il eut une suée dans la région pectorale.

«Vous êtes soldat, vous?» demanda-t-il.

«Oui. Pourquoi?» dit le soldat.

«Quelle compagnie?»

«22e chasseur alpin.»

«Msila, vous connaissez?» demanda Adam.

L’autre le regarda, surpris.

«Non… Qu’est-ce que c’est?»

«Un bled, en Algérie.»

«Je ne suis pas allé là-bas» dit l’autre. «D’ailleurs…»

«Attendez!» continua Adam. «Je cherche — vous comprenez, j’ai des connaissances cartographiques. C’est près de Bordj-Bou-Arréridj.»

«C’est possible» dit le soldat. «Mais excusez-moi, je n’ai pas le temps. J’attends une femme ici…»

Il fit mine d’aller s’asseoir à une table; Adam le suivit. Il insistait: