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Est-ce que Bill Harrison amènerait ses enfants ici, asteure qu’il avait une seconde femme ? Casse-pattes hésitait sur l’âge que ça leur faisait maintenant, mais ils avaient peut-être assez grandi pour apprécier la vie de la frontière. Casse-pattes avait pourtant le sentiment vague que les gamins feraient beaucoup mieux de rester à Philadelphie chez leur tante. Non pour se préserver des régions sauvages, mais pour éviter de rester auprès de leur père. Casse-pattes aimait bien Bill Harrison, seulement ce n’est certes pas lui qu’il choisirait pour garder des enfants… même les siens.

Casse-pattes s’arrêta à l’entrée de la palanque. Tiens, voilà quelque chose de pas mal. En plus des habituels charmes et symboles censés repousser les ennemis, le feu et autres calamités, le gouverneur Bill avait accroché un panneau de la largeur du portail. En grosses lettres, il annonçait :

CARTHAGE CITY

et en plus petites :

CAPITALE DE L’ÉTAT DE LA WOBBISH

C’était bien de ce vieux Bill, une pareille idée. D’une certaine manière, il croyait ce panneau plus puissant que n’importe quel charme. En tant qu’étincelle, par exemple, Casse-pattes savait que le charme contre le feu ne l’empêcherait pas d’en allumer un, ça serait seulement plus dur de le déclencher en restant auprès. S’il lançait un bon incendie de plus loin, le charme brûlerait, tout comme le reste. Mais ce panneau, qui élevait la Wobbish au rang d’État et faisait de Carthage City sa capitale, eh bien, il renfermait vraiment un certain pouvoir, un pouvoir sur la façon de penser des gens. Si vous répétez une chose suffisamment souvent, les gens finissent par la croire vraie et bientôt elle devient vraie. Oh, rien du genre : « Ce soir la lune va s’arrêter de tourner et repartir dans l’autre sens » ; pour que ça marche, faudrait que la lune entende vos paroles. Mais si vous dites, mettons : « Cette fille, elle est facile », ou : « C’gars-là, c’est un voleur », peu importe si les personnes concernées vous croient ou non… toutes les autres se mettent à le croire et les traitent comme tels. Alors Casse-pattes se disait que si Bill Harrison se débrouillait pour que suffisamment de gens voient un panneau désignant Carthage comme la capitale de l’État de la Wobbish, un de ces jours elle le serait pour de bon.

À la vérité, Casse-pattes se fichait pas mal que ce soit Harrison qui devienne gouverneur et installe sa capitale à Carthage City, ou que ce soit cet abstinent de puritain suffisant d’Armure-de-Dieu Weaver, là-haut dans le nord, là où la Tippy-Canoe se jette dans la Wobbish, qui obtienne le poste et dirige l’État depuis Vigor Church. Laissons ces deux-là se bagarrer entre eux ; quel que soit le gagnant, Casse-pattes entendait bien devenir riche et n’en faire qu’à sa tête. Sinon, on verrait tout le pays livré aux flammes. Si un jour Casse-pattes se retrouvait complètement ruiné, sur la paille, il s’arrangerait pour que personne n’en profite. Quand il ne restait aucun espoir, une étincelle pouvait encore se venger, ce qui, de l’avis de Casse-pattes, constituait à peu près le seul avantage que lui offrait son talent.

Ah si, bien entendu… être une étincelle lui assurait un bain toujours chaud, il y gagnait au moins ça.

Lâcher la rivière pour retourner à la vie civilisée le changeait agréablement. Les vêtements qu’on avait déposés pour lui étaient propres, et ça faisait du bien de se débarrasser le visage de cette barbe en broussaille. Sans parler de la squaw qui le baignait, qui ne demandait qu’à gagner une autre ration de whisky ; si Harrison n’avait pas envoyé un soldat frapper à sa porte et lui enjoindre de presser le mouvement, Casse-pattes aurait touché un premier acompte de ce qu’elle avait à échanger. Au lieu de quoi, il se sécha et passa ses vêtements. Elle parut vraiment s’inquiéter quand il se dirigea vers la porte.

« Toi revenir ? demanda-t-elle.

— Ben tiens, ’videmment que j’reviens, dit-il. Et j’vais ramener un baril.

— Avant la nuit, alors, fit-elle.

— Ma foi, p’t-êt’ben qu’oui, p’t-êt’ben qu’non, répondit-il. Qu’esse ça peut faire ?

— La nuit, tous les Rouges comme moi en dehors du fort.

— Pas possible ? murmura Casse-pattes. Bon, j’vais essayer d’revenir avant la nuit. Et si j’reviens pas, je m’souviendrai de toi. J’vais p’t-êt’ oublier ta figure, mais j’vais pas oublier tes mains, hein ? Ce bain m’a beaucoup plu. »

Elle sourit, mais ce n’était qu’une grotesque caricature d’un véritable sourire. Casse-pattes n’arrivait pas à comprendre pourquoi les Rouges ne s’étaient pas éteints depuis des années ; leurs squaws étaient tellement laides. Mais si on fermait les yeux, elles faisaient l’affaire en attendant de retrouver de vraies femmes.

Il ne s’agissait pas seulement d’une nouvelle résidence qu’avait fait bâtir Harrison ; il avait rajouté tout un nouveau pan de palissade, et le fort était quasiment deux fois plus grand qu’avant. Et un bon et solide parapet courait sur toute la longueur de la palissade. Harrison était prêt pour la guerre. Ce qui inquiéta Casse-pattes. Le commerce du whisky ne faisait guère recette en temps de guerre. Les Rouges qui livraient des batailles ne ressemblaient pas aux Rouges qui buvaient du tord-boyaux. Casse-pattes en voyait tellement de la seconde catégorie qu’il avait presque oublié l’existence de la première. Il y avait même un canon. Non, deux canons. Ça ne présageait rien de bon.

Tiens, le bureau de Harrison ne se trouvait pas dans la résidence. Bien éclairé, il était installé dans un tout autre bâtiment, les nouveaux quartiers généraux, dont il occupait l’angle sud-ouest. Casse-pattes remarqua qu’en plus du personnel habituel des soldats montant la garde et des officiers chargés de la paperasse, il y avait plusieurs Rouges assis ou affalés dans les locaux. Les Rouges apprivoisés de Harrison, bien sûr… il en gardait toujours quelques-uns autour de lui. Mais il y avait davantage de Rouges apprivoisés qu’à l’ordinaire, et Casse-pattes n’en reconnut qu’un seul : Lolla-Wossiky, un Shaw-Nee borgne, le Rouge le plus imbibé encore de ce monde. Même les autres Rouges se fichaient de lui, il était dans un tel état, un vrai parasite.

Le plus drôle dans l’histoire, c’est que l’homme qui avait abattu le père de Lolla-Wossiky, une quinzaine d’années plus tôt, n’était autre que Harrison, et Lolla-Wossiky, alors gamin, y avait assisté. Il arrivait même quelquefois à Harrison de le raconter sous le nez du poivrot borgne qui se contentait de hocher la tête, de rire, la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, et de se conduire comme s’il n’avait pas de cervelle ni de dignité humaine ; le Rouge le plus servile, le plus abject que Casse-pattes ait jamais vu. Il ne se souciait même pas de venger son papa mort, du moment qu’il avait son tord-boyaux. Non, Casse-pattes n’était nullement surpris de voir Lolla-Wossiky étalé par terre devant le bureau de Harrison, si bien qu’à chaque fois que la porte s’ouvrait, elle le cognait en plein dans le derrière. Chose incroyable, alors qu’il n’y avait plus de whisky à Carthage depuis quatre mois, Lolla-Wossiky trouvait encore moyen d’être soûl. Il vit entrer Casse-pattes, se redressa sur un coude, agita un bras en guise de salut, puis se laissa retomber en arrière sans un son. Le mouchoir qu’il gardait noué sur son infirmité avait glissé, dévoilant aux regards l’orbite vide où rentraient les paupières. Casse-pattes eut l’impression que l’œil absent le regardait. Il n’aimait pas cette impression. Il n’aimait pas Lolla-Wossiky. Harrison était le genre d’homme à s’entourer à plaisir de créatures aussi viles – pour se valoriser à ses propres yeux, par contraste, se disait Casse-pattes –, mais Casse-pattes n’aimait pas contempler des spécimens d’humanité aussi misérables. Pourquoi Lolla-Wossiky n’était-il pas encore mort ?