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— Alors comment se fait-il que vous laissiez autant de Rouges envahir votre quartier général ? On dirait Independence Street, à Washington City. En Appalachie, ils ont des Cherrikys comme employés, il y en a même qui occupent des postes gouvernementaux, en pleine capitale, des emplois que des Blancs devraient tenir, et quand j’arrive chez vous, c’est pour vous trouver, vous aussi, entouré de Rouges.

— Calmez-vous, monsieur Jackson, allons, calmez-vous. Le roi, là-bas dans son palais de Virginie, il a bien ses Noirs, non ?

— Ses Noirs sont des esclaves. Tout le monde sait qu’on ne peut pas faire un esclave d’un Rouge. Le Rouge n’est pas assez intelligent pour qu’on le forme à travailler correctement.

— Eh bien, prenez donc cette chaise, monsieur Jackson, et je vais vous montrer de la meilleure façon que je connaisse, en vous faisant voir deux magnifiques spécimens shaw-nees. Asseyez-vous donc. »

Jackson saisit la chaise et la déplaça de l’autre côté du bureau, loin de Casse-pattes. Cette manière d’agir, ça lui faisait mal au ventre, à Casse-pattes. Les hommes comme Jackson avaient l’air si droits, si honnêtes… mais le trafiquant savait que l’homme parfait, ça n’existait pas, il n’y avait que des hommes pas encore achetés, ou pas tombés assez bas, ou trop trouillards pour tendre la main et saisir ce qu’ils désiraient. La vertu ne revenait à rien d’autre qu’à ça, Casse-pattes avait assez vécu pour s’en apercevoir. Mais voilà que Jackson, avec ses grands airs, demandait à Bill Harrison de l’arrêter. Vous vous rendez compte ? un étranger du Tennizy… venir jusqu’ici brandir un mandat d’un juge d’Appalachie… qui plus est, un mandat qui n’avait pas plus force de loi dans le territoire de la Wobbish que s’il était de la main du roi d’Éthiopie. Tu sais, monsieur Jackson, la route est longue jusque chez toi, et il pourrait bien t’arriver un accident en chemin.

Non, non, non, se dit silencieusement Casse-pattes. La revanche ne mène à rien dans ce monde. Rendre la monnaie d’une pièce, ça ne règle pas les comptes. La meilleure vengeance, c’est de devenir assez riche pour qu’ils t’appellent tous « monsieur », voilà comment leur rendre la monnaie de leur pièce, à ces gars-là. Pas d’embuscade. Pour un peu qu’on l’apprenne, tu serais fini, Casse-pattes Palmer.

Aussi Casse-pattes se contenta-t-il de sourire sur sa chaise, tandis que Harrison appelait son aide de camp. « Demandez donc à Lolla-Wossiky d’entrer. Et pendant que vous y êtes, dites à son frère qu’il peut venir aussi. »

Le frère de Lolla-Wossiky… ce devait être le Rouge arrogant debout contre le mur. Curieux, comme deux petits pois d’une même gousse pouvaient aussi peu se ressembler.

Lolla-Wossiky entra, obséquieux, le sourire aux lèvres ; son œil passa rapidement en revue les visages des Blancs. Il se demandait ce qu’ils lui voulaient, comment il pourrait les satisfaire pour qu’ils le récompensent avec du whisky. Il suait la soif d’alcool par tous les pores ; il était pourtant tellement soûl qu’il marchait de travers. À moins que les quantités d’alcool ingurgitées jusque-là l’empêchent de marcher droit même à jeun ? Casse-pattes se le demandait… mais bien vite il eut la réponse. Harrison tendit la main vers le secrétaire derrière lui pour en sortir un cruchon et un gobelet. Lolla-Wossiky regarda le liquide ambré se déverser dans le gobelet ; on aurait dit que la seule vision du whisky lui en donnait le goût dans la bouche, tant son œil brillait. Mais il s’abstint de faire ne serait-ce qu’un pas vers lui. Harrison tendit le bras et posa le récipient sur la table près du Rouge, mais l’autre ne bougea pas davantage ; toujours hilare, il regardait tantôt le gobelet, tantôt Harrison, et attendait, attendait.

Harrison se tourna vers Jackson et sourit. « Lolla-Wossiky, c’est le Rouge le plus civilisé de tout le territoire de la Wobbish, monsieur Jackson. Il ne prend jamais ce qui ne lui appartient pas. Il ne parle jamais sauf quand on s’adresse à lui. Il obéit et fait tout ce que je lui dis de faire. Et tout ce qu’il demande en échange, c’est un coup à boire. Même pas besoin que ce soit de l’alcool de qualité. Whisky ou mauvais rhum espagnol, tout lui est bon, pas vrai, Lolla-Wossiky ?

— Très vrai, votre Excellence », répondit Lolla-Wossiky. Il s’exprimait clairement, étonnant pour un Rouge. Surtout un Rouge soûl.

Casse-pattes vit Jackson étudier le borgne avec dégoût. Puis le regard de l’avocat du Tennizy glissa vers la porte où se dressait le Rouge arrogant, grand et fort. Casse-pattes s’amusa à observer la figure de Jackson. Du dégoût, son expression passa franchement à la colère. À la colère et, oui, à la peur. Oh, oui, vous n’êtes pas à l’abri de la peur, monsieur Jackson. Vous savez ce qu’il en est, du frère de Lolla-Wossiky. C’est votre ennemi, mon ennemi, l’ennemi de tous les Blancs qui voudraient s’emparer de ce pays, parce qu’un jour ou l’autre ce Rouge prétentieux va vous planter son tommy-hawk dans le crâne et vous peler tout doucement le scalp ; et pas question pour lui d’aller le vendre aux Français, dame non, monsieur Jackson, il le gardera pour le donner à ses enfants, et il leur dira : « Voilà le seul bon Blanc. Voilà le seul Blanc qui ne manque pas à sa parole. Voilà ce qu’on fait aux Blancs. » Casse-pattes le savait, Harrison le savait et Jackson le savait. Ce jeune guerrier près de la porte, c’était la mort Ce jeune guerrier, c’était l’obligation pour les Blancs de vivre à l’est des montagnes, entassés dans leurs vieilles cités farcies d’hommes de loi, de professeurs et de gens élégants qui ne vous laissaient jamais la place de respirer. Des gens comme Jackson, en fait. Casse-pattes étouffa un rire à cette idée. Jackson représentait exactement le genre d’individus qu’on voulait oublier en allant vers l’ouest. Jusqu’où je dois aller vers l’ouest pour que ces hommes de loi perdent ma trace et ne me rattrapent plus ?

« Je vois que vous avez remarqué Ta-Kumsaw. Le frère aîné de Lolla-Wossiky, et mon très, très grand ami. Vous savez, je connais ce garçon depuis avant la mort de son père. Regardez-moi quel solide guerrier il est devenu ! »

Si Ta-Kumsaw eut conscience de la manière dont on le ridiculisait, il n’en laissa rien paraître. Il ne regardait personne dans la pièce. Non, il regardait par la fenêtre dans le mur derrière le gouverneur. Mais Casse-pattes, lui, n’était pas dupe. Casse-pattes savait ce que Ta-Kumsaw regardait et il se doutait aussi des sentiments qui l’agitaient. Ces Rouges, ils prenaient la famille très au sérieux. Ta-Kumsaw observait son frère à la dérobée, et si Lolla-Wossiky était trop rond pour éprouver de la honte, alors ça voulait dire que Ta-Kumsaw en éprouverait d’autant plus.

« Ta-Kumsaw, dit Harrison. Tu as vu, je t’ai servi à boire. Approche, assieds-toi et bois, on va causer. »

À ces mots, Lolla-Wossiky se raidit. Était-ce possible que le whisky ne lui soit pas destiné, en fin de compte ? Mais Ta-Kumsaw, lui, ne broncha pas, ne montra par aucun signe qu’il avait entendu.

« Vous voyez ? dit Harrison à Jackson. Ta-Kumsaw n’est même pas assez civilisé pour s’asseoir et prendre un verre avec des amis. Mais son jeune frère, lui, au contraire… pas vrai ? Hein, Lolly ? Je regrette de ne pas avoir de siège pour toi, mon ami, mais tu n’as qu’à t’installer là, par terre sous mon bureau… assieds-toi à mes pieds et bois-moi ce rhum.

— Vous êtes bien aimable », dit Lolla-Wossiky avec cette diction claire et précise qui lui était propre. À la surprise de Casse-pattes, le Rouge borgne ne se jeta pas sur le rhum. Non, il s’avança à pas prudents, fruits d’un travail de précision, et prit le gobelet entre des mains qui tremblaient à peine. Puis il s’agenouilla devant le bureau de Harrison et, son récipient maintenu en équilibre, s’abaissa jusqu’à la position assise, jambes croisées.