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— Eh ! mon cher commandeur, est-ce que vous craignez que le marquis ne m’escamote ?

— Je suppose, madame, que le marquis connaît trop bien le respect qu’il vous doit pour oser former un pareil projet. Cependant il est de mon devoir de vous avertir que ses assiduités deviennent le sujet des conversations de la cour, que je me les reproche d’autant plus que c’est moi qui ai eu le malheur de vous présenter le marquis et que si vous ne l’éloignez bientôt, je me verrai, à mon grand regret, forcé de rappeler en combat singulier.

— Vous plaisantez, mon cher commandeur, le combat serait vraiment singulier ! Vous oubliez que vous avez le triple de son âge !

— Madame, je ne plaisante jamais et ce sera comme j’ai l’honneur de vous dire.

— Mais c’est une indignité, monsieur, c’est une tyrannie qui n’a pas de nom ! Si la société de M. d’Urfé me convient, qui est-ce qui a le droit de m’empêcher de le voir ? Qui peut l’empêcher de m’épouser si j’y consens ?

— Madame, répondait le commandeur, en hochant tristement la tête, croyez-moi, cela n’est pas l’idée du marquis. J’ai assez vécu pour voir que M. d’Urfé, loin de songer à se fixer, ne pense qu’ à tirer vanité de son inconstance. Et que deviendriez-vous, pauvre fleur des Ardennes, si après lui avoir abandonné tout le miel de votre calice, vous voyiez tout à coup ce beau papillon s’envoler comme un traître ?

— Allons, voici maintenant des inculpations indignes ! Savez-vous. mon cher commandeur, que si vous y allez de la sorte, vous me rendrez amoureuse folle du marquis ?

— Je sais, madame, que votre père, mon vénérable ami, vous a confiée à moi et que je mériterai sa confiance et votre estime au risque même de vous devenir odieux.

C’est toujours ainsi que se terminaient ces disputes. Je me gardai bien d’en faire part à d’Urfé, afin de ne pas le rendre plus présomptueux qu’il ne l’était déjà, quand un beau jour le commandeur vint m’annoncer qu’il avait reçu une lettre de mon père, par laquelle celui-ci le priait de m’accompagner dans notre château des Ardennes. La lettre du commandeur en contenait une incluse pour moi. Mon père m’y témoignait le désir de me revoir et pour que la perspective d’un automne à passer au milieu des forêts ne m’effrayât pas trop, il me faisait entendre que plusieurs familles de notre voisinage avaient préparé une fête à quatre lieues de chez nous, dans le château d’Haubertbois.

Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un grand bal costumé, et mon père m’écrivait de me dépêcher de venir si je voulais y prendre part.

Le nom d’Haubertbois éveilla en moi bien des souvenirs. Je me rappelai avoir entendu dans mon enfance des récits étranges sur ce vieux château abandonné et sur la forêt qui l’entourait. Il y avait surtout une légende populaire qui m’avait toujours donné la chair de poule : on prétendait que parfois dans cette forêt les voyageurs étaient Poursuivis par un homme gigantesque, d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes, qui courait à quatre pattes après les voitures et s’efforçait d’en saisir les roues en poussant des cris et en demandant à manger. Cette dernière circonstance lui avait valu le surnom de « l’affamé ». On l’appelait aussi : « le prieur d’Haubertbois ». Je ne sais pourquoi l’idée de cette figure hâve, courant à quatre pattes, me paraissait plus effrayante que tout ce qu’on aurait pu imaginer de plus affreux. Souvent, en revenant le soir de la promenade, je poussais un cri involontaire et je serrais convulsivement le bras de ma bonne. C’est que j’avais cru entrevoir dans le crépuscule le hideux prieur rampant entre les arbres.

Mon père, plus d’une fois m’avait grondée de ces imaginations, mais j’y revenais malgré moi. — Voici pour la forêt. — Quant au château, son histoire était en quelque sorte liée avec celle de notre famille. Il avait appartenu lors des guerres avec les Anglais, à un sire Bertrand d’Haubertbois, ce même chevalier qui, n’ayant pu obtenir la main de ma trisaïeule, voulut l’enlever de force et que celle-ci d’un regard fit tomber dans les fossés au moment où il était suspendu à une échelle. Messire Bertrand n’avait eu que ce qu’il méritait, car c’était, disait-on, un chevalier impie et félon, dont les mauvaisetés étaient passées en proverbe. Le haut fait de ma trisaïeule n’en est que plus merveilleux et vous concevez combien je devais être flattée de la ressemblance qu’on me trouvait avec le portrait de dame Mathilde. Ce portrait d’ailleurs vous le connaissez, mes enfants ; c’est celui qui est placé dans la grande salle immédiatement au-dessus du Sénéchal de Bourgogne, votre arrière-grand-oncle, et à côté de messire Hugues de Montmorency, allié à nous en 1310.

A voir cette figure de jeune fille si douce, on serait tenté de révoquer en doute la vérité de la légende, ou de refuser au peintre le talent de saisir l’expression. Quoi qu’il en soit, si jadis je ressemblais à ce portrait, vous seriez bien embarrassés aujourd’hui d’y trouver un trait qui soit à moi. Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Je vous disais donc que messire Bertrand avait payé son outrecuidance d’un plongeon dans les fossés de notre château. Je ne sais si cette desconfiture l’avait guéri de son amour, mais on prétend qu’il chercha à s’en consoler avec une bande de mécréants, aussi débauchés et aussi païens que lui. De plus il faisait liesse et joyeuse chère en compagnie de madame Jeanne de Rochaiguë, laquelle, pour lui complaire, assassina son mari.

Je vous raconte là, mes enfants, ce que ma bonne me racontait à moi, et c’est seulement pour vous dire que j’avais toujours eu horreur de ce vilain château d’Haubertbois et que l’idée d’y donner un bal costumé me parut fort baroque.

La lettre de mon père me causa une vive contrariété. Quoique les terreurs de mon enfance n’y eussent aucune part, j’éprouvai un violent dépit de quitter Paris, car je soupçonnais le commandeur d’être pour beaucoup dans l’ordre qu’il m’avait apporté. L’idée de me voir traiter en petite fille me révolta ; je compris que M. de Bélièvre, en m’affublant d’un voyage dans les Ardennes, ne voulait que m’empêcher d’accueillir les assiduités de d’Urfé. Je me promis de déjouer ces projets et voici comment je m’y pris.

La première fois que le marquis vint me voir, je le reçus d’un air railleur et je lui fis comprendre que, moi quittant Paris et lui n’étant pas plus avancé dans mes bonnes grâces, je le considérais comme ayant perdu la partie.

— Madame, me répondit d’Urfé, il se trouve par hasard que je possède un château à une lieue de votre route. Puis-je espérer que vous ne refuserez pas à un pauvre vaincu la consolation de vous y offrir l’hospitalité ?

— Monsieur, lui dis-je froidement, ce serait toujours un détour et d’ailleurs, à quoi vous servirait de me revoir ?

— De grâce, madame, ne me mettez pas au désespoir, car je vous jure que je ferai quelque folie !

— Vous m’enlèverez peut-être ?

— Madame, j’en suis capable. Je partis d’un éclat de rire.

— Me défiez-vous ? dit le marquis.

— Je vous défie, monsieur, et je vous préviens que pour tenter un coup de main avec moi. il faudrait une audace plus qu’ordinaire, car je voyage sous la garde du commandeur de Bélièvre et très bien escortée !

Le marquis sourit et se tut.

Je n’ai besoin de vous dire, mes enfants, que je n’ignorais pas que M. d’Urfé eût une possession du côté des Ardennes et que j’avais compté sur cette circonstance. Cependant, pour que vous n’ayez pas trop mauvaise opinion de votre grand-mère, je vous dirai tout d’abord que mon défi n’était qu’une plaisanterie et que je voulais seulement contrarier le commandeur en donnant au marquis l’occasion de me voir en route.