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— Ça n’y ressemble pas ; elle n’est pas retirée en elle-même comme les femmes qui attendent un enfant. » Hushidh était surprise que Nafai se fût souvenu de ce détail. Elle n’avait parlé qu’une fois, bien des années plus tôt, du fait que les liens des femmes enceintes avec leurs proches s’affaiblissaient parce qu’elles se centraient sur leur enfant. C’était tout Nafai, ça : pendant des jours, des semaines, des mois entiers, on avait l’impression d’un adolescent poussé en graine, empoté, toujours prêt à dire ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment, aveugle aux sentiments des autres ; et tout à coup, on s’apercevait que rien ne lui avait échappé, qu’il remarquait et se rappelait pratiquement tout. Ce qui amenait à se demander si les jours où il se montrait grossier, ce n’était pas exprès. Hushidh n’avait pas encore réussi à trancher.

« Alors, de quoi s’agit-il ?

— Je pensais que tu pourrais me le dire, répondit-elle. Luet a-t-elle fait ces derniers temps une allusion indiquant qu’elle se séparait de tout le monde, sauf de toi et de vos enfants ? »

Il haussa les épaules. « C’est possible, mais alors je n’y ai pas fait attention. Je ne remarque pas toujours tout. »

Cette déclaration même rendit Hushidh soupçonneuse. Il remarquait tout, en réalité, et par conséquent il avait repéré quelque chose ; mais il refusait de lui en faire part.

« Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais c’est un point de désaccord entre vous », dit-elle.

Nafai prit l’air vexé. « Pourquoi m’interroger si tu ne crois pas mes réponses ? »

Hushidh lança, exaspérée :

« Parce que j’espère toujours qu’un jour tu m’estimeras digne de partager tes secrets les plus intimes !

— Holà ! Mais on est bien énervée, aujourd’hui ! »

C’était quand il jouait les affreux jojos que Hushidh le haïssait le plus. « Il faudra tout de même que j’explique à Luet qu’elle a fait une grosse boulette en empêchant qu’on t’exécute le jour où tu as profané le lac des Femmes à Basilica !

— Je suis bien d’accord, répliqua-t-il. Ça m’aurait épargné le spectacle insoutenable de ta souffrance à m’avoir pour beau-frère !

— C’en est au point que je préférerais encore accoucher tous les jours ! »

Nafai lui fit un grand sourire. « Bon, je vais m’en occuper, dit-il. Franchement, j’ignore pourquoi Luet se couperait des autres, mais c’est dangereux et je vais donc y fourrer mon nez. »

Ainsi, il prenait ses avertissements au sérieux, même s’il ne voulait pas lui dire quel était à son avis le problème. Bah, elle ne pouvait pas espérer beaucoup mieux : Nafai avait beau être le chef actuel de la communauté, il n’avait pas de talent inné pour ce rôle. C’était Elemak, son frère aîné, le meneur d’hommes de la colonie. Si Nafai détenait le pouvoir de gouverner, c’est uniquement parce que Surâme se trouvait dans son camp – ou plutôt, parce qu’il avait pris parti pour Surâme. L’autorité ne lui était pas naturelle, il ne savait pas toujours comment l’utiliser (ou ne pas l’utiliser) et il se trompait parfois. Hushidh ne pouvait qu’espérer qu’il ne ferait pas d’erreur cette fois-ci.

Potya devait avoir faim. Il fallait qu’elle rentre. Comme elle allaitait un nourrisson, on l’avait déchargée de la plupart des tâches qu’exigeait la préparation du voyage ; d’ailleurs, la date de départ avait été fixée en fonction de sa grossesse. Rasa et elle avaient été les dernières à tomber enceintes avant qu’on découvre l’impossibilité de traverser l’espace dans cet état : les produits chimiques et l’hypothermie qui maintiendraient la quasi-totalité des passagers en animation suspendue pouvaient avoir des effets désastreux sur un embryon. Le bébé de Rasa, une petite fille baptisée du nom un peu mièvre de Tsennyi, « trésor », était né un mois avant le troisième fils et sixième enfant de Hushidh. Celui-là, elle l’avait appelé Shyopot, c’est-à-dire « murmure », avec Potya comme diminutif affectueux. Il était arrivé au dernier moment, comme un mot soufflé par Surâme, le dernier chuchotis de son cœur avant qu’elle abandonne ce monde pour toujours, Issib avait trouvé ce nom curieux, mais nettement préférable à « trésor », preuve à leurs yeux que Rasa avait perdu tout sens du discernement et de la mesure. En tout cas, Potya l’attendait, il avait faim, les seins de Hushidh le lui disaient d’une façon pressante.

Mais en sortant du vaisseau, elle tomba sur Luet qui lui adressa un salut joyeux, apparemment inchangée, toujours aussi tendre et affectueuse. Hushidh eut envie de la gifler. Ne me mens pas ! Ne me fais pas croire que tout est normal alors qu’au fond de toi, tu t’es coupée de moi ! Si l’intimité que nous partageons n’est qu’un masque pour toi, plus jamais je n’en retirerai de plaisir !

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Luet.

— Qu’est-ce qui pourrait ne pas aller ? rétorqua Hushidh.

— Tu portes ton cœur sur ton visage, en tout cas en ce qui me concerne. Tu es en colère contre moi et j’ignore pourquoi.

— On en parlera plus tard.

— Mais quand ? Qu’ai-je fait ?

— C’est précisément ce que j’aimerais savoir. Qu’as-tu fait ? Ou qu’as-tu l’intention de faire ? »

Elle avait touché juste : les paupières qui s’ouvrent un peu plus, l’hésitation avant de manifester une réaction, comme si elle cherchait laquelle choisir… Hushidh savait désormais que Luet projetait quelque chose qui exigeait de sa part un retrait émotionnel de la communauté.

« Mais rien, répondit enfin Luet. Je suis comme tout le monde, Hushidh : j’élève mes enfants et je prépare le voyage.

— J’ignore ce que tu as derrière la tête, Lutya, mais ne le fais pas. Ça n’en vaut pas la peine.

— Tu ne sais même pas de quoi tu parles !

— Exact, mais toi, tu le sais. Et je te le répète : ça ne mérite pas que tu te coupes de nous. Ça ne mérite pas que tu te coupes de moi ! »

L’expression abasourdie de Luet n’était pas feinte, cette fois. À moins qu’elle n’eût joué la comédie depuis toujours. Mais non ; cette idée était insupportable.

« Shuya, dit Luet, tu l’as vu ? C’est vrai ? Je n’en savais rien, mais c’est peut-être exact, j’ai peut-être déjà tranché les liens avec… oh, Shuya ! » Et elle se jeta dans les bras de sa sœur.

Avec réticence (mais pourquoi ? se demanda-t-elle), Hushidh lui rendit son étreinte.

« Jamais ! sanglota Luet. Je ne ferai jamais rien qui puisse me couper de toi ! Je n’arrive pas à croire que je… Tu ne peux rien y faire ?

— Y faire ?

— Tu sais, comme ce que tu as fait aux soldats de Rashgallivak, le jour où il est venu chez tante Rasa pour enlever ses filles. Tu l’as privé de la loyauté de ses hommes et tu l’as mis à genoux en un clin d’œil. Tu ne t’en souviens pas ? »

Hushidh s’en souvenait très bien ; mais elle avait eu la partie belle, car ayant perçu l’extrême faiblesse des liens entre Rash et ses sbires, il lui avait suffi de quelques mots bien placés et d’une attitude théâtrale pour les remplir de mépris envers leur chef et les pousser à le lâcher sans attendre. « Ce n’est pas pareil, expliqua-t-elle. Je ne peux pas obliger les gens à m’obéir. J’ai pu dépouiller de leur loyauté les hommes de Rash parce qu’ils n’avaient pas envie de le suivre, de toute façon. Mais je suis incapable de recréer tes liens avec nous. C’est à toi de le faire.

— Mais je le veux !

— Commence par me dire ce qui se passe.

— Je ne peux pas.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il ne se passe rien.