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— Mais il va se passer quelque chose, c’est bien ça ?

— Non ! répondit Luet d’un ton maintenant à la fois furieux et résolu. Ça n’arrivera pas ! Par conséquent, la discussion est close ! » Là-dessus, elle se précipita vers l’échelle qui menait au cœur du vaisseau, là où leurs compagnons étaient en train de se réunir pour le déjeuner.

C’était Surâme. Hushidh en était sûre, désormais. Surâme a donné à Luet un ordre qu’elle refuse d’exécuter. Et si elle accepte, elle se retrouvera coupée de tout le monde. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que mijote Surâme ?

Et pourquoi en suis-je exclue ?

Pour la première fois de sa vie, elle se surprit à considérer Surâme comme une ennemie ; elle découvrit soudain qu’elle-même n’avait pas de liens de loyauté solides envers Surâme. De simples doutes avaient suffi à les dissoudre. Je ne sais pas ce que tu es en train de nous faire, à ma sœur et à moi, Très-Sainte, mais arrête tout de suite !

Elle n’obtint aucune réponse. Rien que le silence.

C’est Luet que Surâme a choisie pour une certaine mission et pas moi. De quoi s’agit-il ? Il faut que je sache ! Si le risque est trop grand, je dois m’y opposer !

Luet n’aimait pas le bâtiment où ils vivaient, tout en surfaces dures, lisses et mortes. Elle regrettait la maison de bois qu’ils avaient habitée huit ans durant dans leur petit village de Dostatok, avant que son époux ne découvre l’antique astroport de Vusadka. Et avant cela, elle ne se rappelait pas avoir vécu ailleurs que dans la demeure basilicaine de Rasa. Basilica, cité des femmes, cité de la grâce… Elle revoyait parfois avec nostalgie les brumes qui dissimulaient le lac sacré, les marchés pleins d’une foule bruyante, les rangées de maisons qui se poussaient entre elles pour surplomber les rues. Mais ici… Ceux qui avaient construit ces édifices les trouvaient-ils beaux ? Appréciaient-ils de vivre dans ces lieux morts ?

Pourtant, elle était quand même chez elle, parce que c’était ici que ses enfants se réunissaient pour dormir, pour manger, ici que Nafai rentrait tard le soir pour se pelotonner, épuisé, dans le lit à côté d’elle. Et quand l’heure viendrait de monter à bord du vaisseau baptisé Basilica, ce foyer-là lui manquerait aussi, sans doute ; elle garderait un souvenir ému de leur travail frénétique, des enfants surexcités, de leurs craintes sans fondement. Si elles étaient effectivement sans fondement…

Revenir sur Terre… qu’est-ce que cela signifiait, alors que les humains en étaient partis depuis quarante millions d’années ? Et ces rêves qu’ils ne cessaient tous de faire, rêves de rats géants apparemment doués d’une intelligence malveillante, songes d’espèces de chauve-souris qui semblaient amicales mais n’en étaient pas moins laides à faire peur ? Même Surâme ignorait ce qu’ils voulaient dire et pourquoi le Gardien de la Terre les envoyait. En tout cas, Luet retirait une impression générale de toutes ces images : ce n’était pas un paradis qui les attendait sur Terre.

Mais ce qui l’effrayait vraiment – elle et tous les autres, probablement – c’était le voyage proprement dit. Un siècle à dormir ? Et ils se réveilleraient sans avoir vieilli d’un seul jour ? On aurait dit un conte, comme celui de la petite pauvresse qui se piquait le doigt avec une dent de souris et s’endormait, pour découvrir à son réveil que toutes les femmes riches et belles qu’elle avait connues étaient devenues de grosses vieilles dames, tandis qu’elle était toujours la plus jeune et la plus belle. Mais toujours pauvre. Depuis son enfance, Luet avait trouvé curieuse la chute de cette histoire ; il devait sûrement exister une version où le roi la choisissait pour sa beauté au lieu d’épouser la plus riche pour s’emparer de ses propriétés. Mais cela n’avait rien à voir avec ses inquiétudes présentes. Pourquoi cette digression ? Ah oui ! Elle pensait au voyage, au moment où elle allait s’allonger dans le vaisseau et où le système d’entretien de la vie allait lui planter des aiguilles dans le corps pour la pétrifier le temps de la traversée. Comment savoir s’ils n’allaient pas mourir, tout bêtement ?

Mais ils auraient déjà pu mourir cent fois depuis que la situation avait commencé à se dégrader à Basilica ; et pourtant ils étaient arrivés jusqu’ici, guidés par Surâme, et pour le moment tout se passait à peu près bien. Ils avaient leurs enfants, ils se portaient bien, il n’y avait eu aucun décès ni même aucune blessure grave.

Depuis que Surâme avait confié le manteau du pilote stellaire à Nafai, même Elemak et Mebbekew, ses frères aînés qui n’avaient que la haine au cœur, se montraient relativement coopérants – alors que de notoriété publique l’idée d’aller sur Terre leur faisait horreur.

Dans ces conditions, pourquoi Surâme s’acharnait-elle à tout anéantir ?

Je m’acharne à vous sauver la vie, à ton époux et à toi. En ce lieu où Surâme se trouvait physiquement, Luet percevait sa voix beaucoup plus clairement qu’à Basilica.

« Le manteau du pilote protégera Nafai, murmura-t-elle. Et à son tour, il nous protégera.

Et quand il sera vieux ? Quand Elemak aura appris à ses fils à vous haïr, vous et vos enfants ? C’est de l’arithmétique élémentaire, Luet. Une fois que votre communauté se sera divisée – et elle se divisera, n’en doute pas –, d’un côté il y aura Elemak et ses quatre fils, Mebbekew et le sien, Obring qui a deux fils et Vas qui en a un. Quatre solides adultes et huit garçons. Et dans votre camp, qui ? Ton époux, naturellement. Mais qui sont ses alliés ? Son père, Volemak ?

— Il est vieux, murmura Luet.

Oui, trop. Et Issib est un frêle handicapé. Le seul homme qui reste, c’est Zdorab ; et comment savoir de quel côté il se rangera ?

— Même s’il rejoignait Nafai, ça n’y changerait pas grand-chose.

Tu vois donc le problème. En comptant tes quatre fils, les trois d’Issib et les deux de Volemak, ça ne fait malgré tout pas une grosse armée. Et de toute façon, Elemak ne va pas tarder à frapper, avant qu’aucun des enfants ne soit assez grand pour avoir du poids. Nous avons par conséquent quatre hommes robustes et brutaux contre un seul, qui n’est ni robuste ni brutal.

— À moins que Nafai ne parvienne à maintenir l’union entre tous.

Elemak attend son heure, c’est tout. Je le sais. C’est pourquoi tu vas convaincre Nafai de faire ce que je t’ai montré…

— Convaincs-le, toi !

Il ne m’écoute pas.

— Et pour cause : il sait que ton plan mènerait à la catastrophe ! Il entraînerait exactement les conséquences que tu prétends vouloir éviter !

Il y aura quelques grincements de dents, naturellement…

— Des grincements de dents ! Tu parles ! À l’arrivée sur Terre, on réveillera tous les adultes, qui s’apercevront alors que – petite boulette – Nafai et Luet ont bêtement oublié de se mettre eux-mêmes en animation suspendue et que – deuxième petite boulette –, par le plus grand des hasards, une dizaine d’enfants parmi les plus grands sont restés éveillés avec eux pendant les dix ans qu’a duré le voyage ! Tu comprends, ma chère Shuya, quand tu t’es couchée, ta fille Dza n’avait que huit ans, mais aujourd’hui elle en a dix-huit et elle est mariée avec Padarok, qui, pendant que j’y pense, a dix-sept ans, lui – désolés, Shedemei et Zdorab, mais nous savions que ça ne vous dérangerait pas si nous élevions votre garçon à votre place. Ah, et puis comme on avait ces gosses sous la main, on en a profité pour leur faire la classe, et maintenant ce sont des spécialistes dans tous les domaines nécessaires à la colonie. En plus, ils sont assez grands et forts pour travailler comme des adultes. Mais – troisième boulette – vos gamins à vous, Eiadh, Kokor, Sevet et Dol, ils n’ont rien appris ; ce sont encore de petits enfants qui ne peuvent pas servir à grand-chose.