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Tu as étudié le plan sous toutes les coutures, je vois. Pourquoi ne comprends-tu pas qu’il est à la fois nécessaire et sans défaut ?

— Mais ils vont être furieux ! répondit Luet. Ils vont nous détester ! Volemak, Rasa, Issib, Shuya, Shedemei et Zdorab parce que nous leur aurons volé leurs aînés, et les autres parce que nous n’aurons pas donné les mêmes avantages à leurs enfants !

Ils seront en colère, mais mes vrais fidèles comprendront rapidement qu’il est essentiel d’avoir des enfants grands et forts de leur côté. Cela modifiera l’équilibre des forces physiques dans la communauté. Et cela vous permettra de rester tous en vie.

— Ils demeureront tous persuadés, si la communauté se divise, que c’est à cause de cet affreux méfait que nous aurons perpétré, Nafai et moi. Ils nous détesteront, ils nous en voudront et ils ne nous feront plus jamais confiance !

Je leur dirai que l’idée venait de moi.

— Et ils répondront que tu n’es qu’un ordinateur qui ne comprend évidemment pas les sentiments humains, alors que nous qui les comprenons aurions dû refuser de t’obéir !

C’est peut-être vrai. Mais vous ne refuserez pas.

— J’ai déjà refusé une fois ! Et je refuse encore aujourd’hui !

Ta bouche et ton esprit refusent, mais Hushidh a vu que dans ton cœur tu t’apprêtes déjà à m’obéir.

— Non ! » cria Luet.

« Mère ? » C’était Chveya, derrière la porte.

« Qu’y a-t-il, Veya ?

— À qui parles-tu ?

— À moi-même, dans un rêve. Ce ne sont que des bêtises. Recouche-toi.

— Père est rentré ?

— Il est encore au vaisseau avec Issib.

— Mère ?

— Va te recoucher, Chveya. Va vite. »

Elle entendit le bruissement des sandales de la petite qui s’éloignait. Qu’avait-elle entendu ? Depuis quand était-elle derrière la porte ?

Elle a tout entendu.

— Pourquoi ne pas m’avoir prévenue ?

Pourquoi parlais-tu tout haut ? Je perçois parfaitement tes pensées.

— Parce que quand je parle, j’ai les idées plus claires, voilà. Que manigances-tu ? De faire exécuter ton plan par Chveya ?

Étant donné que tu refuses d’en discuter avec Nafai, j’ai réveillé Chveya pour qu’elle entende ce que tu disais. Elle le lui rapportera.

— Tu ne pouvais pas t’adresser directement à Nafai ?

Il ne veut pas m’écouter.

— C’est quelqu’un de très avisé. C’est pour ça que je l’aime.

Il faut qu’on lui expose la situation sous un autre jour. Tu aurais été parfaite pour cette tâche. Mais Chveya fera l’affaire.

— Laisse mes enfants en dehors de ça !

Tes enfants sont des individus à part entière. À l’âge de Chveya, tu étais déjà reconnue comme la sibylle de l’eau de Basilica. Je ne me rappelle pas que tu te sois plainte de notre relation, à l’époque. Et lorsque Chveya s’est mise à recevoir des rêves du Gardien de la Terre, il me semble me souvenir que tu t’es plutôt réjouie.

— Dire que j’ai pu te considérer comme… comme une déesse !

Et comment me considères-tu, aujourd’hui ?

— Si j’ignorais que tu es un programme informatique, je dirais que tu es une vieille touche-à-tout répugnante !

Tu peux te mettre en colère contre moi si ça te fait plaisir. Ça ne me vexe pas. Je comprends, même. Mais il faut réfléchir à long terme, Luet. Comme moi.

— Ah oui ! Tu réfléchis à si long terme que c’est à peine si tu remarques les ravages que tu provoques dans nos existences, pauvres éphémères que nous sommes !

Ta vie a-t-elle été si terrible jusqu’à présent ?

— Disons qu’elle ne s’est pas déroulée comme prévu.

Mais a-t-elle été si terrible ?

— Tais-toi ; fiche-moi la paix ! »

Luet se rejeta en arrière sur le lit et chercha le sommeil.

Mais une pensée la hantait : Hushidh a vu que je n’étais plus reliée aux autres. Ça veut dire qu’inconsciemment j’ai déjà l’intention d’obéir au plan de Surâme. Dans ce cas, autant arrêter les frais et l’exécuter consciemment.

Mais alors, pour le restant de mes jours, ma sœur, tante Rasa et Shedemei me haïront et j’aurai entièrement mérité leur haine.

2

Le Visage De L’ancien

Tout le monde pensait que Kiti ferait le portrait de kTi, son autresoi, pour sa sculpture de l’année. Et de fait, c’était bien son intention, jusqu’au moment où il avait trouvé son argile au bord de la rivière et s’était attelé à en détacher des morceaux à l’aide de sa lance. Il n’y avait pas de jeune homme plus aimé que kTi au village, pas de plus désiré ; de son vivant, la rumeur disait qu’une des grandes dames allait le choisir pour époux et lui offrirait le mariage à vie, proposition extraordinaire pour quelqu’un de son âge. Si cela s’était réalisé, Kiti, en tant qu’autresoi de kTi, aurait partagé cette union. Après tout, puisqu’ils étaient identiques, kTi et lui, peu importait lequel engendrait tel ou tel enfant.

Mais en réalité, ils ne se ressemblaient pas, Kiti le savait bien. Certes, ils avaient le même aspect physique, comme chez toutes les paires-de-naissance ; étant donné que dans un quart des cas une paire complète parvenait à l’âge adulte, il n’était pas rare de voir deux jeunes gens semblables s’apprêter à se proposer aux dames du village et se faire accepter ou refuser en bloc. Ainsi, par coutume et par courtoisie, on manifestait à Kiti le même respect qu’à son autresoi ; mais tout le monde savait que c’était à kTi et non à Kiti qu’ils devaient leur réputation de ruse et de force.

Ce n’était pourtant pas très juste : souvent, quand ils volaient de conserve, occupés à surveiller un des troupeaux du village, à guetter des diables ou à chasser les corbeaux des champs de maïs, c’était Kiti qui disait : « Je parie qu’une des chèvres va essayer de partir de ce côté-ci » ou « Je ne serais pas étonné que les diables utilisent cet arbre ». Et à l’origine de leur exploit le plus célèbre, c’est encore Kiti qui avait dit : « Je vais m’installer sur cette branche en faisant semblant d’être blessé, et toi tu te mettras à l’affût au-dessus avec ta lance. » Mais quand les gens se racontaient l’histoire, on avait toujours l’impression que c’était kTi qui avait imaginé tout le plan ; et pourquoi irait-on penser autrement ? C’était toujours kTi qui agissait, kTi dont la hardiesse assurait la victoire ; Kiti, lui, suivait le mouvement, donnait un coup de main, sauvait parfois son autresoi, mais sans jamais prendre les décisions essentielles.

Pas question, naturellement, d’expliquer cela en public. Il n’y aurait pas plus grande honte que d’essayer de voler sa gloire à son autresoi. Et d’ailleurs, en ce qui concernait Kiti, la situation était parfaitement équitable : car si ses idées se révélaient excellentes, c’était quand même grâce à l’intrépidité de kTi qu’elles se réalisaient.

Comment en était-on arrivé là ? Kiti ne manquait pourtant pas de courage. N’accompagnait-il pas toujours kTi dans ses aventures les plus audacieuses ? N’était-ce pas lui qui avait dû rester immobile sur la branche, tremblant de tous ses membres, et faire semblant d’être blessé, tandis que de petits bruits dans son dos lui indiquaient qu’une trappe-à-diable s’était ouverte dans le tronc et qu’un monstre s’avançait précautionneusement le long de la branche ? Pourquoi personne ne comprenait-il que le vrai courage avait été de rester là, sans bouger, en espérant que kTi interviendrait à temps ? Mais on ne parlait au village que du plan héroïque de kTi, de la victoire de kTi sur le diable.