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Elles examinèrent son œuvre en silence. Certaines se déplacèrent pour l’observer sous un autre angle. Kiti le savait : sa sculpture était d’une facture exceptionnelle et rien que par sa taille elle était audacieuse. La fièvre de l’argile bouillonnait en lui, toutes les dames lui paraissaient magnifiques et leur expression sceptique l’emplissait d’angoisse. Il n’avait plus qu’une envie : qu’elles le choisissent.

Enfin le silence fut rompu. « Qu’est-ce que ça représente ? » murmura une voix. Kiti en chercha l’origine ; c’était Upua, une dame qui ne s’était jamais mariée et qui, depuis quelques années, ne s’était même pas accouplée. Cela lui valait la réputation d’une prétentieuse des plus difficiles à séduire. Naturellement, il fallait que ce soit elle qui l’interroge devant tout le monde !

« C’est né tout seul entre mes mains, répondit-il, n’osant avouer ce qu’était réellement la sculpture.

— Tout le monde s’attendait que tu honores ton autresoi », attaqua une autre dame, enhardie par la question dédaigneuse d’Upua.

L’épreuve suprême. Impossible de l’éviter. Mais oserait-il dire la vérité ? « C’était mon intention, mais alors j’aurais aussi sculpté mon propre visage et je n’en étais pas digne. »

Ces mots soulevèrent un brouhaha. Certaines dames trouvaient cette raison ridicule ; d’autres n’y voyaient qu’un mensonge ; d’autres enfin prirent le temps d’y réfléchir.

Pour finir, elles rendirent leur verdict. « Ce n’est pas pour moi. » « C’est laid. » « Très curieux. » « Intéressant. » Mais quel que fût le commentaire, elles s’envolaient l’une après l’autre en grands cercles dans le ciel, puis se dirigeaient vers les arbres les plus proches. Les hommes, sans doute fort réjouis du fiasco total de Kiti et de son soi-disant talent, allèrent les rejoindre.

Finalement, seuls restèrent sur la berge Kiti et Upua.

« Je sais ce que c’est », dit-elle.

Kiti n’osa pas répondre.

« Ça représente la tête d’un Ancien », poursuivit-elle.

Sa voix porta jusqu’aux autres, installés dans les branches. Ils l’entendirent et beaucoup émirent un hoquet ou un sifflement de stupéfaction.

« Oui, dame Upua, avoua Kiti, honteux de voir son outrecuidance étalée au grand jour. Mais cette sculpture m’a été donnée par l’entremise de mes mains. Ce n’est pas du tout ce que j’avais l’intention de faire. »

Pendant un long moment, Upua se tut ; elle fit plusieurs fois le tour de l’œuvre.

« Le jour est bref ! » jeta une des dames les plus influentes du haut de son perchoir.

Upua tressaillit et la regarda. « Pardonnez-moi, répondit-elle. Je voulais m’imprégner de cet objet, car c’est un grand présent que nous ont fait les dieux de nous permettre ainsi de contempler le visage des Anciens. »

Quelques rires fusèrent. Croyait-elle vraiment Kiti capable de sculpter ce qu’on n’avait jamais vu ?

Elle se tourna vers lui ; la fièvre de l’argile le submergeait tant, désormais, qu’il avait peine à se retenir de se jeter à ses pieds pour la supplier de s’accoupler avec lui.

« Épouse-moi », dit-elle.

Il avait mal entendu, sûrement.

« Épouse-moi, répéta-t-elle. Dorénavant et jusqu’à ma mort, je ne veux que des enfants de toi.

— Oui », répondit-il.

Depuis mille ans, aucun homme n’avait reçu pareil honneur. Se voir proposer le mariage dès sa première sculpture, et par une dame d’un tel prestige ? Dans l’assistance, beaucoup furent indignés, dames et hommes confondus. « C’est ridicule, dame Upua ! s’exclama une autre influente. Vous dépréciez l’institution du mariage en vous donnant à quelqu’un d’aussi jeune et pour une réalisation aussi grotesque !

— Les dieux lui ont fait don du visage d’un Ancien. Venez tous examiner encore cette sculpture. Nous resterons ici le temps de deux chants afin de graver le visage des Anciens dans notre mémoire et de pouvoir enseigner à nos enfants ce que nous avons vu aujourd’hui. »

Et parce que c’était la dame qui avait proposé le mariage et s’était vue acceptée en ce lieu même, les autres durent obéir à sa volonté durant deux chants. Ils étudièrent donc le visage de l’Ancien et ensemble Kiti et Upua entrèrent à jamais dans les légendes du village de Da’aqebla. Ils entrèrent aussi en union et Kiti, qui aurait jusque-là tremblé à l’idée d’être l’époux d’une si terrifiante dame, constata bientôt qu’elle faisait une femme aimante et tendre et qu’il n’éprouvait que du bonheur à vivre auprès d’elle en mari protecteur et attentionné. Certes, kTi lui manquait de temps en temps, mais plus jamais il ne pensa que Vent l’avait puni en ne l’emportant pas au ciel avec lui.

Or en ce premier jour, tous ignoraient ce que leur réservait l’avenir. On savait seulement que Kiti était le sculpteur le plus audacieux de tous les temps, et comme sa hardiesse lui avait valu de conquérir le cœur d’une dame, il remonta aussitôt dans l’estime générale. En vérité, c’était bien l’autresoi de kTi ; et si kTi avait disparu, son courage et son intelligence brûleraient désormais en Kiti jusqu’à ce que, l’âge venant, ils se muent en force et en sagesse.

Quand les deux chants furent passés et que la troupe des dames et des hommes se fut transportée jusqu’à l’œuvre suivante, des silhouettes sombres émergèrent de l’ombre des arbres. Elles aussi se mirent à tourner autour de l’étrange sculpture, puis elles finirent par l’emporter, malgré sa taille et son poids hors du commun, de même que son apparence énigmatique.

3

Secrets

C’était sorti tout seul. Chveya n’avait pas l’intention de raconter à tout le monde ce qu’elle avait entendu derrière la porte de Mère, la nuit précédente. Elle savait garder un secret, même un secret sidérant comme le fait que Mère veuille faire grandir Dazya et la marier à Rokya pendant le voyage. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que Chveya devait épouser Proya, un truc comme ça ? Tu parles comme ce serait drôle ! Il vaudrait mieux que ce soit lui qui se marie avec Dazya : de cette façon, les deux qui aimaient le plus commander pourraient se commander l’un l’autre jusqu’à plus soif ! Pourquoi la propre mère de Chveya voulait-elle donner à Dazya le garçon le plus intéressant qui ne soit pas un de ses cousins germains ?

Chveya était encore plongée dans ses réflexions quand Dazya s’était mise à l’agonir d’injures à cause d’une bêtise quelconque – une porte ouverte alors que Dazya voulait qu’elle soit fermée, ou l’inverse ; Chveya avait alors lâché sans le vouloir : « Ah, ferme-la, Dazya ! De toute façon, tu vas épouser Rokya pendant le voyage, alors laisse-moi au moins m’occuper toute seule des portes ! »

Et ce n’était pas sa faute si Rokya passait justement avec son père, les bras chargés de panières pleines à congeler dans le vaisseau.

« Qu’est-ce que tu racontes ? dit Rokya. J’ai pas envie de vous épouser, ni l’une ni l’autre ! »

Mais ce n’est pas sa réaction qui inquiéta Chveya. C’est celle de son père, le petit Zdorab. « Pourquoi te demandes-tu qui va épouser Padarok ? lui fit-il.

— Ben… c’est juste qu’il n’est pas cousin avec moi ni rien, répondit Chveya en rougissant.