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Kim Stanley Robinson

Le rêve de Galilée

Les Muses aiment les chants alternés.

Virgile, Églogues, Livre III

1

L’étranger

1.1

Tout à coup, Galilée sentit qu’il avait déjà vécu cet instant – il s’était déjà trouvé au marché d’artisanat du vendredi, devant l’Arsenal de Venise, avait déjà senti peser sur lui un regard, déjà levé les yeux et remarqué qu’un homme l’observait, un étranger de grande taille, au visage étroit et au profil aquilin. Comme la fois précédente (mais quelle fois ?), l’étranger lui signala par un hochement du menton qu’il avait perçu son regard, puis avança dans sa direction, louvoyant entre les couvertures, les tables et les éventaires surchargés qui parsemaient le Campiello del Malvasia. L’impression de déjà-vu était si forte que Galilée se sentit pris d’un léger vertige, bien qu’une partie de son cerveau demeurât suffisamment détachée pour se demander comment il était possible de sentir le regard de quelqu’un posé sur soi.

L’étranger s’approcha de Galilée, s’arrêta et s’inclina avec raideur, puis tendit sa main droite. Galilée lui répondit par une légère courbette, prit la main tendue et la serra. L’homme avait la main longue et étroite, comme son visage.

Dans un latin guttural, aux accents des plus étranges, il croassa :

— Vous êtes bien le signor domino Galileo Galilei, professeur de mathématiques à l’université de Padoue ?

— En effet. À qui ai-je l’honneur ?

L’homme lui lâcha la main.

— Je suis un collègue de Johannes Kepler. Nous avons récemment examiné, lui et moi, l’une de vos très utiles boussoles militaires.

— Je suis ravi de l’apprendre, répondit Galilée, surpris. Comme le signor Kepler vous l’a probablement dit, nous avons été en correspondance, mais il ne m’a rien écrit à votre sujet. Où et quand l’avez-vous rencontré ?

— À Prague, l’an dernier.

Galilée hocha la tête. Kepler avait si souvent changé de résidence au fil des ans qu’il avait renoncé à suivre sa trace. En fait, il n’avait même pas répondu à la dernière lettre de Kepler, faute d’avoir réussi à terminer le livre qui l’accompagnait.

— Et d’où venez-vous ?

— D’Europe du Nord.

L’Alta Europa. En vérité, l’homme parlait un latin fort étrange, différent des autres versions transalpines qu’il avait été donné à Galilée d’entendre. Il examina le gaillard avec attention, remarqua son extrême minceur, sa très grande taille, son dos voûté, ses yeux rapprochés, au regard intense. Il avait peut-être la barbe dure, mais il était rasé de très près. Sa veste et sa cape sombres, taillées dans un tissu précieux, étaient si propres qu’elles paraissaient neuves. Avec sa voix rauque, son nez crochu, son visage étroit et ses cheveux noirs, il ressemblait à un corbeau changé en homme. Galilée eut à nouveau l’impression très bizarre que cette rencontre avait déjà eu lieu. Un corbeau parlant à un ours…

— Quelle ville, quel pays ? insista Galilée.

— Echion Linea. Près de Morvran.

— Je ne connais pas ces villes.

— Je voyage beaucoup.

Le regard de l’homme était rivé sur Galilée comme celui du chat contemplant le rôti posé sur le rebord de la fenêtre.

— Tout récemment, j’étais aux Pays-Bas, où j’ai vu un instrument qui m’a fait penser à vous à cause de votre boussole – que Kepler m’avait montrée, ainsi que je vous l’ai dit. Cet instrument hollandais était une sorte de lunette d’approche…

— Un miroir grossissant ?

— Non, un instrument d’optique dans lequel on regarde. Plus précisément, un tube muni d’une lentille à chaque extrémité. Il grossit les objets observés.

— Comme une loupe de joaillier ?

— Oui.

— Mais cela ne marche que pour les objets proches.

— Celui-ci marchait pour les objets éloignés.

— Comment est-ce possible ?

L’homme haussa les épaules.

Ça, c’était intéressant.

— Peut-être parce qu’il y avait deux lentilles, dit Galilée. Étaient-elles convexes ou concaves ?

L’homme ouvrit la bouche pour parler, puis hésita et eut un nouveau haussement d’épaules. Il se mit presque à loucher. Il avait des yeux marron piquetés de brun et de vert, comme les canaux de Venise au coucher du soleil.

— Je ne sais pas, dit-il finalement.

Galilée ne fut pas impressionné.

— Vous avez l’un de ces tubes ?

— Pas sur moi.

— Mais vous en avez un ?

— Pas de ce modèle. Mais oui, en effet.

— Et vous vous êtes dit que vous alliez m’en parler.

— Oui. À cause de votre boussole. Nous avons vu, parmi ses autres applications, qu’on pouvait l’utiliser pour calculer certaines distances.

— Évidemment.

L’une des fonctions principales de la boussole était de régler la portée de tir des canons. Malgré cela, très peu d’officiers ou de régiments d’artillerie s’en étaient procuré. En douze ans, il s’en était vendu très précisément trois cent sept.

— Ce genre de calcul, reprit l’étranger, serait plus simple si l’on pouvait voir les objets éloignés.

— Bien des choses en seraient facilitées, oui.

— Et maintenant, c’est possible.

— Intéressant, répondit Galilée. Quel est votre nom, déjà, signor ?

L’homme détourna le regard, mal à l’aise.

— Je vois que les artisans commencent à remballer. Je ne voudrais pas vous retenir, et j’ai rendez-vous avec quelqu’un qui vient de Raguse. Nous nous reverrons.

Après une rapide courbette, il fit demi-tour et s’éloigna le long du haut mur de brique qui bordait le campiello. Il marchait rapidement en direction de l’Arsenal, si bien que Galilée l’aperçut bientôt sous l’emblème du lion ailé de saint Marc, dont le bas-relief surmontait l’entrée de la grande forteresse. L’espace d’une seconde, ce fut comme si ces deux créatures ailées avaient volé l’une vers l’autre. Puis l’homme disparut à un coin de rue.

Galilée reporta son attention sur le marché des artisans. Certains s’apprêtaient bel et bien à partir, repliant leurs couvertures dans les ombres de l’après-midi et rangeant leurs marchandises dans des caisses et des paniers. Depuis quinze ou vingt ans qu’il conseillait les différents groupes de l’Arsenal, Galilée se rendait souvent au marché du vendredi, curieux de découvrir quels nouveaux instruments, dispositifs, pièces de machines ou autres pouvaient y être exposés. Il se promenait à présent parmi les visages familiers, mû par l’habitude. Mais il était distrait. Ce serait une bonne chose d’arriver à voir les objets éloignés comme s’ils étaient tout près. Plusieurs usages évidents lui vinrent aussitôt à l’esprit. Des avantages militaires, en fait.

Il s’approcha de l’étal d’un des fabricants de lentilles en fredonnant un petit air qu’il tenait de son père et qui lui venait chaque fois qu’il était en quête de quelque chose. Mais, pour de meilleures lentilles, il devrait aller à Murano ou à Florence ; ici, il n’y avait rien à trouver, hormis les verres grossissants habituels qu’on utilisait pour travailler de près. Il en prit deux, les tint en l’air et les plaça devant son œil droit. Le lion de saint Marc devint une pièce d’ivoire ailée, floue. C’était un bas-relief de médiocre facture, ainsi qu’il le constata lorsqu’il le regarda de nouveau avec son autre œil. De facture très primitive en comparaison des statues romaines usées par le temps qui se trouvaient au-dessous, flanquant la porte.