Выбрать главу

Il est difficile de dire à quel moment précis le souci de devenir modeste se sépare de la crainte de devenir ridicule. Mais cette crainte et ce souci se confondent sûrement à l’origine. Une étude complète des illusions de la vanité, et du ridicule qui s’y attache, éclairerait d’un jour singulier la théorie du rire. On y verrait le rire accomplir régulièrement une de ses fonctions principales, qui est de rappeler à la pleine conscience d’eux-mêmes les amours-propres distraits et d’obtenir ainsi la plus grande sociabilité possible des caractères. On verrait comment la vanité, qui est un produit naturel de la vie sociale, gêne cependant la société, de même que certains poisons légers sécrétés continuellement par notre organisme l’intoxiqueraient à la longue si d’autres sécrétions n’en neutralisaient l’effet. Le rire accomplit sans cesse un travail de ce genre. En ce sens, on pourrait dire que le remède spécifique de la vanité est le rire, et que le défaut essentiellement risible est la vanité.

Quand nous avons traité du comique des formes et du mouvement, nous avons montré comment telle ou telle image simple, risible par elle-même peut s’insinuer dans d’autres images plus complexes et leur infuser quelque chose de sa vertu comique: ainsi les formes les plus hautes du comique s’expliquent parfois par les plus basses. Mais l’opération inverse se produit peut-être plus souvent encore, et il y a des effets comiques très grossiers qui sont dus à la descente d’un comique très subtil. Ainsi la vanité, cette forme supérieure du comique, est un élément que nous sommes portés à rechercher minutieusement, quoique inconsciemment, dans toutes les manifestations de l’activité humaine. Nous la recherchons, ne fût-ce que pour en rire. Et notre imagination la met souvent là où elle n’a que faire. Il faudrait peut-être rapporter à cette origine le comique tout à fait grossier de certains effets que les psychologues ont insuffisamment expliqués par le contraste: un petit homme qui se baisse pour passer sous une grande porte; deux personnes, l’une très haute, l’autre minuscule, qui marchent gravement en se donnant le bras, etc. En regardant de près cette dernière image, vous trouverez, je crois, que la plus petite des deux personnes vous paraît faire effort pour se hausser vers la plus grande, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf.

III

Il ne saurait être question d’énumérer ici les particularités de caractère qui s’allient à la vanité, ou qui lui font concurrence, pour s’imposer à l’attention du poète comique. Nous avons montré que tous les défauts peuvent devenir risibles, et même, à la rigueur, certaines qualités. Lors même que la liste pourrait être dressée des ridicules connus, la comédie se chargerait de l’allonger, non pas sans doute en créant des ridicules de pure fantaisie, mais en démêlant des directions comiques qui avaient passé jusque-là inaperçues: c’est ainsi que l’imagination peut isoler dans le dessin compliqué d’un seul et même tapis des figures toujours nouvelles. La condition essentielle, nous le savons, est que la particularité observée apparaisse tout de suite comme une espèce de cadre, où beaucoup de personnes pourront s’insérer.

Mais il y a des cadres tout faits, constitués par la société elle-même, nécessaires à la société puisqu’elle est fondée sur une division du travail. Je veux parler des métiers, fonctions et professions. Toute profession spéciale donne à ceux qui s’y enferment certaines habitudes d’esprit et certaines particularités de caractère par où ils se ressemblent entre eux et par où aussi ils se distinguent des autres. De petites sociétés se constituent ainsi au sein de la grande. Sans doute elles résultent de l’organisation même de la société en général. Et pourtant elles risqueraient, si elles s’isolaient trop, de nuire à la sociabilité. Or le rire a justement pour fonction de réprimer les tendances séparatistes. Son rôle est de corriger la raideur en souplesse, de réadapter chacun à tous, enfin d’arrondir les angles. Nous aurons donc ici une espèce de comique dont les variétés pourraient être déterminées à l’avance. Nous l’appellerons, si vous voulez, le comique professionnel.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces variétés. Nous aimons mieux insister sur ce qu’elles ont de commun. En première ligne figure la vanité professionnelle. Chacun des maîtres de M. Jourdain met son art au-dessus de tous les autres. Il y a un personnage de Labiche qui ne comprend pas qu’on puisse être autre chose que marchand de bois. C’est, naturellement, un marchand de bois. La vanité inclinera d’ailleurs ici à devenir solennité à mesure que la profession exercée renfermera une plus haute dose de charlatanisme. Car c’est un fait remarquable que plus un art est contestable, plus ceux qui s’y livrent tendent à se croire investis d’un sacerdoce et à exiger qu’on s’incline devant ses mystères. Les professions utiles sont manifestement faites pour le public; mais celles d’une utilité plus douteuse ne peuvent justifier leur existence qu’en supposant que le public est fait pour elles: or, c’est cette illusion qui est au fond de la solennité. Le comique des médecins de Molière vient en grande partie de là. Ils traitent le malade comme s’il avait été créé pour le médecin, et la nature elle-même comme une dépendance de la médecine.

Une autre forme de cette raideur comique est ce que j’appellerai l’endurcissement professionnel. Le personnage comique s’insérera si étroitement dans le cadre rigide de sa fonction qu’il n’aura plus de place pour se mouvoir, et surtout pour s’émouvoir, comme les autres hommes. Rappelons-nous le mot du juge Perrin Dandin à Isabelle, qui lui demande comment on peut voir torturer des malheureux:

Bah! cela fait toujours passer une heure ou deux.

N’est-ce pas une espèce d’endurcissement professionnel que celui de Tartuffe, s’exprimant, il est vrai, par la bouche d’Orgon:

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,

Que je m’en soucierais autant que de cela!

Mais le moyen le plus usité de pousser une profession au comique est de la cantonner, pour ainsi dire, à l’intérieur du langage qui lui est propre. On fera que le juge, le médecin, le soldat appliquent aux choses usuelles la langue du droit, de la stratégie ou de la médecine, comme s’ils étaient devenus incapables de parler comme tout le monde. D’ordinaire, ce genre de comique est assez grossier. Mais il devient plus délicat, comme nous le disions, quand il décèle une particularité de caractère en même temps qu’une habitude professionnelle. Rappelons-nous le joueur de Régnard, s’exprimant avec tant d’originalité en termes de jeu, faisant prendre à son valet le nom d’Hector, en attendant qu’il appelle sa fiancée Pallas, du nom connu de la Dame de Pique, ou encore les Femmes savantes, dont le comique consiste, pour une bonne part, en ce qu’elles transposent les idées d’ordre scientifique en termes de sensibilité féminine: «Épicure me plaît…», «J’aime les tourbillons», etc. Qu’on relise le troisième acte: on verra qu’Armande, Philaminte et Bélise s’expriment régulièrement dans ce style.