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En appuyant plus loin dans la même direction, on trouverait qu’il y a aussi une logique professionnelle, c’est-à-dire des manières de raisonner dont on fait l’apprentissage dans certains milieux, et qui sont vraies pour le milieu, fausses pour le reste du monde. Mais le contraste entre ces deux logiques, l’une particulière et l’autre universelle, engendre certains effets comiques d’une nature spéciale, sur lesquels il ne sera pas inutile de s’appesantir plus longuement. Nous touchons ici à un point important de la théorie du rire. Nous allons d’ailleurs élargir la question et l’envisager dans toute sa généralité.

IV

Très préoccupés en effet de dégager la cause profonde du comique, nous avons dû négliger jusqu'ici une de ses manifestations les plus remarquées. Nous voulons parler de la logique propre au personnage comique et au groupe comique, logique étrange, qui peut, dans certains cas, faire une large place à l'absurdité.

Théophile Gautier a dit du comique extravagant que c'est la logique de l'absurde. Plusieurs philosophies du rire gravitent autour d'une idée analogue. Tout effet comique impliquerait contradiction par quelque côté. Ce qui nous fait rire, ce serait l'absurde réalisé sous une forme concrète, une «absurdité visible», – ou encore une apparence d'absurdité, admise d'abord, corrigée aussitôt, – ou mieux encore ce qui est absurde par un côté, naturellement explicable par un autre, etc. Toutes ces théories renferment sans doute une part de vérité; mais d'abord elles ne s'appliquent qu'à certains effets comiques assez gros, et, même dans les cas où elles s'appliquent, elles négligent, semble-t-il, l'élément caractéristique du risible, c'est-à-dire le genre tout particulier d'absurdité que le comique contient quand il contient de l'absurde. Veut-on s'en convaincre? On n'a qu'à choisir une de ces définitions et à composer des effets selon la formule: le plus souvent, on n'obtiendra pas un effet risible. L'absurdité, quand on la rencontre dans le comique, n'est donc pas une absurdité quelconque. C'est une absurdité déterminée. Elle ne crée pas le comique, elle en dériverait plutôt. Elle n'est pas cause, mais effet, – effet très spécial, où se reflète la nature spéciale de la cause qui le produit. Nous connaissons cette cause. Nous n'aurons donc pas de peine, maintenant, à comprendre l'effet.

Je suppose qu'un jour, vous promenant à la campagne, vous aperceviez au sommet d'une colline quelque chose qui ressemble vaguement à un grand corps immobile avec des bras qui tournent. Vous ne savez pas encore ce que c'est, mais vous cherchez parmi vos idées, c'est-à-dire ici parmi les souvenirs dont votre mémoire dispose, le souvenir qui s'encadrera le mieux dans ce que vous apercevez. Presque aussitôt, l'image d'un moulin à vent vous revient à l'esprit: c'est un moulin à vent que vous avez devant vous. Peu importe que vous ayez lu tout à l'heure, avant de sortir, des contes de fées avec des histoires de géants aux interminables bras. Le bon sens consiste à savoir se souvenir, je le veux bien, mais encore et surtout à savoir oublier. Le bon sens est l'effort d'un esprit qui s'adapte et se réadapte sans cesse, changeant d'idée quand il change d'objet. C'est une mobilité de l'intelligence qui se règle exactement sur la mobilité des choses. C'est la continuité mouvante de notre attention à la vie.

Voici maintenant Don Quichotte qui part en guerre. Il a lu dans ses romans que le chevalier rencontre des géants ennemis sur son chemin. Donc, il lui faut un géant. L'idée de géant est un souvenir privilégié qui s'est installé dans son esprit, qui y reste à l'affût, qui guette, immobile, l'occasion de se précipiter dehors et de s'incarner dans une chose. Ce souvenir veut se matérialiser, et dès lors le premier objet venu, n'eût-il avec la forme d'un géant qu'une ressemblance lointaine, recevra de lui la forme d'un géant. Don Quichotte verra donc des géants là où nous voyons des moulins à vent. Cela est comique, et cela est absurde. Mais est-ce une absurdité quelconque?

C'est une inversion toute spéciale du sens commun. Elle consiste à prétendre modeler les choses sur une idée qu'on a, et non pas ses idées sur les choses. Elle consiste à voir devant soi ce à quoi l'on pense, au lieu de penser à ce qu'on voit. Le bon sens veut qu'on laisse tous ses souvenirs dans le rang; le souvenir approprié répondra alors chaque fois à l'appel de la situation présente et ne servira qu'à l'interpréter. Chez Don Quichotte, au contraire, il y a un groupe de souvenirs qui commande aux autres et qui domine le personnage lui-même: c'est donc la réalité qui devra fléchir cette fois devant l'imagination et ne plus servir qu'à lui donner un corps. Une fois l'illusion formée, Don Quichotte la développe d'ailleurs raisonnablement dans toutes ses conséquences; il s'y meut avec la sûreté et la précision du somnambule qui joue son rêve. Telle est l'origine de l'erreur, et telle est la logique spéciale qui préside ici à l'absurdité. Maintenant, cette logique est-elle particulière à Don Quichotte?

Nous avons montré que le personnage comique pèche par obstination d'esprit ou de caractère, par distraction, par automatisme. Il y a au fond du comique une raideur d'un certain genre, qui fait qu'on va droit son chemin, et qu'on n'écoute pas, et qu’on ne veut rien entendre. Combien de scènes comiques, dans le théâtre de Molière, se ramènent à ce type simple: un personnage qui suit son idée, qui y revient toujours, tandis qu'on l'interrompt sans cesse. Le passage se ferait d'ailleurs insensiblement de celui qui ne veut rien entendre à celui qui ne veut rien voir, et enfin à celui qui ne voit plus que ce qu'il veut. L'esprit qui s'obstine finira par plier les choses à son idée, au lieu de régler sa pensée sur les choses. Tout personnage comique est donc sur la voie de l'illusion que nous venons de décrire, et Don Quichotte nous fournit le type général de l'absurdité comique.

Cette inversion du sens commun porte-t-elle un nom? On la rencontre, sans doute, aiguë ou chronique, dans certaines formes de la folie. Elle ressemble par bien des côtés à l'idée fixe. Mais ni la folie en général ni l'idée fixe ne nous feront rire, car ce sont des maladies. Elles excitent notre pitié. Le rire, nous le savons, est incompatible avec l'émotion. S'il y a une folie risible, ce ne peut être qu’une folie conciliable avec la santé générale de l'esprit, une folie normale, pourrait-on dire. Or, il y a un état normal de l'esprit qui imite de tout point la folie, où l'on retrouve les mêmes associations d'idées que dans l'aliénation, la même logique singulière que dans l'idée fixe. C'est l'état de rêve. Ou bien donc notre analyse est inexacte, ou elle doit pouvoir se formuler dans le théorème suivant: L'absurdité comique est de même nature que celle des rêves.

D'abord, la marche de l'intelligence dans le rêve est bien celle que nous décrivions tout à l'heure. L'esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu'un prétexte à matérialiser ses imaginations. Des sons arrivent encore confusément à l'oreille, des couleurs circulent encore dans le champ de la vision: bref, les sens ne sont pas complètement fermés. Mais le rêveur, au lieu de faire appel à tous ses souvenirs pour interpréter ce que ses sens perçoivent, se sert au contraire de ce qu'il perçoit pour donner un corps au souvenir préféré: le même bruit de vent souillant dans la cheminée deviendra alors, selon l'état d'âme du rêveur, selon l'idée qui occupe son imagination, hurlement de bêtes fauves ou chant mélodieux. Tel est le mécanisme ordinaire de l'illusion du rêve.