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Marquons nettement le point où viennent converger nos trois observations préliminaires. Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur un d’entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence. Quel est maintenant le point particulier sur lequel devra se diriger leur attention? à quoi s’emploiera ici l’intelligence? Répondre à ces questions sera déjà serrer de plus près le problème. Mais quelques exemples deviennent indispensables.

II

Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe: les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involontairement. Ce n’est donc pas son changement brusque d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. C’est pourquoi l’homme est tombé, et c’est de quoi les passants rient.

Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec une régularité mathématique. Seulement, les objets qui l’entourent ont été truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l’encrier et en retire de la boue, croit s’asseoir sur une chaise solide et s’étend sur le parquet, enfin agit à contresens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse acquise. L’habitude avait imprimé un élan. Il aurait fallu arrêter le mouvement ou l’infléchir. Mais point du tout, on a continué machinalement en ligne droite. La victime d’une farce d’atelier est donc dans une situation analogue à celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la même raison. Ce qu’il y a de risible dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que le premier s’est produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artificiellement. Le passant, tout à l’heure, ne faisait qu’observer; ici le mauvais plaisant expérimente.

Toutefois, dans les deux cas, c’est une circonstance extérieure qui a déterminé l’effet. Le comique est donc accidentel; il reste, pour ainsi dire, à la surface de la personne. Comment pénétrera-t-il à l’intérieur? Il faudra que la raideur mécanique n’ait plus besoin, pour se révéler, d’un obstacle placé devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice de l’homme. Il faudra qu’elle tire de son propre fonds, par une opération naturelle, l’occasion sans cesse renouvelée de se manifester extérieurement. Imaginons donc un esprit qui soit toujours à ce qu’il vient de faire, jamais à ce qu’il fait, comme une mélodie qui retarderait sur son accompagnement. Imaginons une certaine inélasticité native des sens et de l’intelligence, qui fasse que l’on continue de voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de s’adapter à une situation passée et imaginaire quand on devrait se modeler sur la réalité présente. Le comique s’installera cette fois dans la personne même: c’est la personne qui lui fournira tout, matière et forme, cause et occasion. Est-il étonnant que le distrait (car tel est le personnage que nous venons de décrire) ait tenté généralement la verve des auteurs comiques? Quand La Bruyère rencontra ce caractère sur son chemin, il comprit, en l’analysant, qu’il tenait une recette pour la fabrication en gros des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Ménalque la plus longue et la plus minutieuse des descriptions, revenant, insistant, s’appesantissant outre mesure. La facilité du sujet le retenait. Avec la distraction, en effet, on n’est peut-être pas à la source même du comique, mais on est sûrement dans un certain courant de faits et d’idées qui vient tout droit de la source. On est sur une des grandes pentes naturelles du rire.

Mais l’effet de la distraction peut se renforcer à son tour. Il y a une loi générale dont nous venons de trouver une première application et que nous formulerons ainsi: quand un certain effet comique dérive d’une certaine cause, l’effet nous paraît d’autant plus comique que nous jugeons plus naturelle la cause. Nous rions déjà de la distraction qu’on nous présente comme un simple fait. Plus risible sera la distraction que nous aurons vue naître et grandir sous nos yeux, dont nous connaîtrons l’origine et dont nous pourrons reconstituer l’histoire. Supposons donc, pour prendre un exemple précis, qu’un personnage ait fait des romans d’amour ou de chevalerie sa lecture habituelle. Attiré, fasciné par ses héros, il détache vers eux, petit à petit, sa pensée et sa volonté. Le voici qui circule parmi nous à la manière d’un somnambule. Ses actions sont des distractions. Seulement, toutes ces distractions se rattachent à une cause connue et positive. Ce ne sont plus, purement et simplement, des absences ; elles s’expliquent par la présence du personnage dans un milieu bien défini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est toujours une chute, mais autre chose est de se laisser choir dans un puits parce qu’on regardait n’importe où ailleurs, autre chose y tomber parce qu’on visait une étoile. C’est bien une étoile que Don Quichotte contemplait. Quelle profondeur de comique que celle du romanesque et de l’esprit de chimère! Et pourtant, si l’on rétablit l’idée de distraction qui doit servir d’intermédiaire, on voit ce comique très profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces esprits chimériques, ces exaltés, ces fous si étrangement raisonnables nous font rire en touchant les mêmes cordes en nous, en actionnant le même mécanisme intérieur, que la victime d’une farce d’atelier ou le passant qui glisse dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des coureurs qui tombent et des naïfs qu’on mystifie, coureurs d’idéal qui trébuchent sur les réalités, rêveurs candides que guette malicieusement la vie. Mais ce sont surtout de grands distraits, avec cette supériorité sur les autres que leur distraction est systématique, organisée autour d’une idée centrale, – que leurs mésaventures aussi sont bien liées, liées par l’inexorable logique que la réalité applique à corriger le rêve, – et qu’ils provoquent ainsi autour d’eux, par des effets capables de s’additionner toujours les uns aux autres, un rire indéfiniment grandissant.