Выбрать главу

Faisons maintenant un pas de plus. Ce que la raideur de l’idée fixe est à l’esprit, certains vices ne le seraient-ils pas au caractère? Mauvais pli de la nature ou contracture de la volonté, le vice ressemble souvent à une courbure de l’âme. Sans doute il y a des vices où l’âme s’installe profondément avec tout ce qu’elle porte en elle de puissance fécondante, et qu’elle entraîne, vivifiés, dans un cercle mouvant de transfigurations. Ceux-là sont des vices tragiques. Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui qu’on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait où nous nous insérerons. Il nous impose sa raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le compliquons pas: c’est lui, au contraire, qui nous simplifie. Là paraît précisément résider, – comme nous essaierons de le montrer en détail dans la dernière partie de cette étude, – la différence essentielle entre la comédie et le drame. Un drame, même quand il nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les incorpore si bien au personnage que leurs noms s’oublient, que leurs caractères généraux s’effacent, et que nous ne pensons plus du tout à eux, mais à la personne qui les absorbe; c’est pourquoi le titre d’un drame ne peut guère être qu’un nom propre. Au contraire, beaucoup de comédies portent un nom commun: l’Avare, le Joueur, etc. Si je vous demande d’imaginer une pièce qui puisse s’appeler le jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra à l’esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello; le Jaloux ne peut être qu’un titre de comédie. C’est que le vice comique a beau s’unir aussi intimement qu’on voudra aux personnes, il n’en conserve pas moins son existence indépendante et simple; il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de chair et d’os sont suspendus sur la scène. Parfois il s’amuse à les entraîner de son poids et à les faire rouler avec lui le long d’une pente. Mais plus souvent il jouera d’eux comme d’un instrument ou les manœuvrera comme des pantins. Regardez de près: vous verrez que l’art du poète comique est de nous faire si bien connaître ce vice, de nous introduire, nous spectateurs, à tel point dans son intimité, que nous finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont il joue; nous en jouons alors à notre tour; une partie de notre plaisir vient de là. Donc, ici encore, c’est bien une espèce d’automatisme qui nous fait rire. Et c’est encore un automatisme très voisin de la simple distraction. Il suffira, pour s’en convaincre, de remarquer qu’un personnage comique est généralement comique dans l’exacte mesure où il s’ignore lui-même. Le comique est inconscient. Comme s’il usait à rebours de l’anneau de Gygès, il se rend invisible à lui-même en devenant visible à tout le monde. Un personnage de tragédie ne changera rien à sa conduite parce qu’il saura comment nous la jugeons; il y pourra persévérer, même avec la pleine conscience de ce qu’il est, même avec le sentiment très net de l’horreur qu’il nous inspire. Mais un défaut ridicule, dès qu’il se sent ridicule, cherche à se modifier, au moins extérieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas qu’il s’en corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement. Disons-le dès maintenant, c’est en ce sens surtout que le rire «châtie les mœurs». Il fait que nous tâchons tout de suite de paraître ce que nous devrions être, ce que nous finirons sans doute un jour par être véritablement.

Inutile de pousser plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui tombe au naïf qu’on mystifie, de la mystification à la distraction, de la distraction à l’exaltation, de l’exaltation aux diverses déformations de la volonté et du caractère, nous venons de suivre le progrès par lequel le comique s’installe de plus en plus profondément dans la personne, sans cesser pourtant de nous rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossières, un effet d’automatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une première vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse encore, sur le côté risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire du rire.

Ce que la vie et la société exigent de chacun de nous, c’est une attention constamment en éveil, qui discerne les contours de la situation présente, c’est aussi une certaine élasticité du corps et de l’esprit, qui nous mette à même de nous y adapter. Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement défaut au corps? ce sont les accidents de tout genre, les infirmités, la maladie. À l’esprit? ce sont tous les degrés de la pauvreté psychologique, toutes les variétés de la folie. Au caractère enfin? vous avez les inadaptations profondes à la vie sociale, sources de misère, parfois occasions de crime. Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de l’existence (et elles tendent à s’éliminer elles-mêmes dans ce qu’on a appelé la lutte pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec d’autres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre; elle tient à vivre bien. Ce qu’elle a maintenant à redouter, c’est que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne l’essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à l’automatisme facile des habitudes contractées. Ce qu’elle doit craindre aussi, c’est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui s’inséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre: un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d’adaptation réciproque. Toute raideur du caractère, de l’esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisqu’elle n’est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l’inquiète, mais à titre de symptôme seulement, – à peine une menace, tout au plus un geste. C’est donc par un simple geste qu’elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités d’ordre accessoire qui risqueraient de s’isoler et de s’endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Le rire ne relève donc pas de l’esthétique pure, puisqu’il poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général. Il a quelque chose d’esthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des œuvres d’art. En un mot, si l’on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se châtient elles-mêmes par leurs conséquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d’émotion et de lutte, dans une zone neutre où l’homme se donne simplement en spectacle à l’homme, une certaine raideur du corps, de l’esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment.