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Et le rire sera bien plus fort encore si l’on ne nous présente plus sur la scène deux personnages seulement, comme dans l’exemple de Pascal, mais plusieurs, mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se démènent ensemble, prenant en même temps les mêmes attitudes, gesticulant de la même manière. Cette fois nous pensons distinctement à des marionnettes. Des fils invisibles nous paraissent relier les bras aux bras, les jambes aux jambes, chaque muscle d’une physionomie au muscle analogue de l’autre: l’inflexibilité de la correspondance fait que la mollesse des formes se solidifie elle-même sous nos yeux et que tout durcit en mécanique. Tel est l’artifice de ce divertissement un peu gros. Ceux qui l’exécutent n’ont peut-être pas lu Pascal, mais ils ne font, à coup sûr, qu’aller jusqu’au bout d’une idée que le texte de Pascal suggère. Et si la cause du rire est la vision d’un effet mécanique dans le second cas, elle devait l’être déjà, mais plus subtilement, dans le premier.

En continuant maintenant dans cette voie, on aperçoit confusément des conséquences de plus en plus lointaines, de plus en plus importantes aussi, de la loi que nous venons de poser. On pressent des visions plus fuyantes encore d’effets mécaniques, visions suggérées par les actions complexes de l’homme et non plus simplement par ses gestes. On devine que les artifices usuels de la comédie, la répétition périodique d’un mot ou d’une scène, l’interversion symétrique des rôles, le développement géométrique des quiproquos, et beaucoup d’autres jeux encore, pourront dériver leur force comique de la même source, l’art du vaudevilliste étant peut-être de nous présenter une articulation visiblement mécanique d’événements humains tout en leur conservant l’aspect extérieur de la vraisemblance, c’est-à-dire la souplesse apparente de la vie. Mais n’anticipons pas sur des résultats que le progrès de l’analyse devra dégager méthodiquement.

V

Avant d’aller plus loin, reposons-nous un moment et jetons un coup d’œil autour de nous. Nous le faisions pressentir au début de ce travaiclass="underline" il serait chimérique de vouloir tirer tous les effets comiques d’une seule formule simple. La formule existe bien, en un certain sens; mais elle ne se déroule pas régulièrement. Nous voulons dire que la déduction doit s’arrêter de loin en loin à quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun comme des modèles autour desquels se disposent, en cercle, de nouveaux effets qui leur ressemblent. Ces derniers ne se déduisent pas de la formule, mais ils sont comiques par leur parenté avec ceux qui s’en déduisent. Pour citer encore une fois Pascal, nous définirons volontiers ici la marche de l’esprit par la courbe que ce géomètre étudia sous le nom de roulette, la courbe que décrit un point de la circonférence d’une roue quand la voiture avance en ligne droite: ce point tourne comme la roue, mais il avance aussi comme la voiture. Ou bien encore il faudra penser à une grande route forestière, avec des croix ou carrefours qui la jalonnent de loin en loin: à chaque carrefour on tournera autour de la croix, on poussera une reconnaissance dans les voies qui s’ouvrent, après quoi l’on reviendra, à la direction première. Nous sommes à un de ces carrefours. Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut s’arrêter, image centrale d’où l’imagination rayonne dans des directions divergentes. Quelles sont ces directions? On en aperçoit trois principales. Nous allons les suivre l’une après l’autre, puis nous reprendrons notre chemin en ligne droite.

I. – D’abord, cette vision du mécanique et du vivant insérés l’un dans l’autre nous fait obliquer vers l’image plus vague d’une raideur quelconque appliquée sur la mobilité de la vie, s’essayant maladroitement à en suivre les lignes et à en contrefaire la souplesse. On devine alors combien il sera facile à un vêtement de devenir ridicule. On pourrait presque dire que toute mode est risible par quelque côté. Seulement, quand il s’agit de la mode actuelle, nous y sommes tellement habitués que le vêtement nous paraît faire corps avec ceux qui le portent. Notre imagination ne l’en détache pas. L’idée ne nous vient plus d’opposer la rigidité inerte de l’enveloppe à la souplesse vivante de l’objet enveloppé. Le comique reste donc ici à l’état latent. Tout au plus réussira-t-il à percer quand l’incompatibilité naturelle sera si profonde entre l’enveloppant et l’enveloppé qu’un rapprochement même séculaire n’aura pas réussi à consolider leur union: tel est le cas du chapeau à haute forme, par exemple. Mais supposez un original qui s’habille aujourd’hui à la mode d’autrefois: notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne, nous disons que la personne se déguise (comme si tout vêtement ne déguisait pas), et le côté risible de la mode passe de l’ombre à la lumière.

Nous commençons à entrevoir ici quelques-unes des grosses difficultés de détail que le problème du comique soulève. Une des raisons qui ont dû susciter bien des théories erronées ou insuffisantes du rire, c’est que beaucoup de choses sont comiques en droit sans l’être en fait, la continuité de l’usage ayant assoupi en elles la vertu comique. Il faut une solution brusque de continuité, une rupture avec la mode, pour que cette vertu se réveille. On croira alors que cette solution de continuité fait naître le comique, tandis qu’elle se borne à nous le faire remarquer. On expliquera le rire par la surprise, par le contraste, etc., définitions qui s’appliqueraient aussi bien à une foule de cas où nous n’avons aucune envie de rire. La vérité n’est pas aussi simple.

Mais nous voici arrivés à l’idée de déguisement. Elle tient d’une délégation régulière, comme nous venons de le montrer, le pouvoir de faire rire. Il ne sera pas inutile de chercher comment elle en use.

Pourquoi rions-nous d’une chevelure qui a passé du brun au blond? D’où vient le comique d’un nez rubicond? et pourquoi rit-on d’un nègre? Question embarrassante, semble-t-il, puisque des psychologues tels que Hecker, Kraepelin, Lipps se la posèrent tour à tour et y répondirent diversement. Je ne sais pourtant si elle n’a pas été résolue un jour devant moi, dans la rue, par un simple cocher, qui traitait de «mal lavé» le client nègre assis dans sa voiture. Mal lavé! un visage noir serait donc pour notre imagination un visage barbouillé d’encre ou de suie. Et, conséquemment, un nez rouge ne peut être qu’un nez sur lequel on a passé une couche de vermillon. Voici donc que le déguisement a passé quelque chose de sa vertu comique à des cas où l’on ne se déguise plus, mais où l’on aurait pu se déguiser. Tout à l’heure, le vêtement habituel avait beau être distinct de la personne; il nous semblait faire corps avec elle, parce que nous étions accoutumés à le voir. Maintenant, la coloration noire ou rouge a beau être inhérente à la peau: nous la tenons pour plaquée artificiellement, parce qu’elle nous surprend.

De là, il est vrai, une nouvelle série de difficultés pour la théorie du comique. Une proposition comme celle-ci: «mes vêtements habituels font partie de mon corps», est absurde aux yeux de la raison. Néanmoins l’imagination la tient pour vraie. «Un nez rouge est un nez peint», «un nègre est un blanc déguisé», absurdités encore pour la raison qui raisonne, mais vérités très certaines pour la simple imagination. Il y a donc une logique de l’imagination qui n’est pas la logique de la raison, qui s’y oppose même parfois, et avec laquelle il faudra pourtant que la philosophie compte, non seulement pour l’étude du comique, mais encore pour d’autres recherches du même ordre. C’est quelque chose comme la logique du rêve, mais d’un rêve qui ne serait pas abandonné au caprice de la fantaisie individuelle, étant le rêve rêvé par la société entière. Pour la reconstituer, un effort d’un genre tout particulier est nécessaire, par lequel on soulèvera la croûte extérieure de jugements bien tassés et d’idées solidement assises, pour regarder couler tout au fond de soi-même, ainsi qu’une nappe d’eau souterraine, une certaine continuité fluide d’images qui entrent les unes dans les autres. Cette interpénétration des images ne se fait pas au hasard. Elle obéit à des lois, ou plutôt à des habitudes, qui sont à l’imagination ce que la logique est à la pensée.