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Il suit de là que l’art vise toujours l’individuel. Ce que le peintre fixe sur la toile, c’est ce qu’il a vu en un certain lieu, certain jour, à certaine heure, avec des couleurs qu’on ne reverra pas. Ce que le poète chante, c’est un état d’âme qui fut le sien, et le sien seulement, et qui ne sera jamais plus. Ce que le dramaturge nous met sous les yeux, c’est le déroulement d’une âme, c’est une transe vivante de sentiments et d’événements, quelque chose enfin qui s’est présenté une fois pour ne plus se reproduire jamais. Nous aurons beau donner à ces sentiments des noms généraux; dans une autre âme ils ne seront plus la même chose. Ils sont individualisés. Par là surtout ils appartiennent à l’art, car les généralités, les symboles, les types même, si vous voulez, sont la monnaie courante de notre perception journalière. D’où vient donc le malentendu sur ce point?

La raison en est qu’on a confondu deux choses très différentes: la généralité des objets et celle des jugements que nous portons sur eux. De ce qu’un sentiment est reconnu généralement pour vrai, il ne suit pas que ce soit un sentiment général. Rien de plus singulier que le personnage de Hamlet. S’il ressemble par certains côtés à d’autres hommes, ce n’est pas par là qu’il nous intéresse le plus. Mais il est universellement accepté, universellement tenu pour vivant. C’est en ce sens seulement qu’il est d’une vérité universelle. De même pour les autres produits de l’art. Chacun d’eux est singulier, mais il finira, s’il porte la marque du génie, par être accepté de tout le monde. Pourquoi l’accepte-t-on? Et s’il est unique en son genre, à quel signe reconnaît-on qu’il est vrai? Nous le reconnaissons, je crois, à l’effort même qu’il nous amène à faire sur nous pour voir sincèrement à notre tour. La sincérité est communicative. Ce que l’artiste a vu, nous ne le reverrons pas, sans doute, du moins pas tout à fait de même; mais s’il l’a vu pour tout de bon, l’effort qu’il a fait pour écarter le voile s’impose à notre imitation. Son œuvre est un exemple qui nous sert de leçon. Et à l’efficacité de la leçon se mesure précisément la vérité de l’œuvre. La vérité porte donc en elle une puissance de conviction, de conversion même, qui est la marque à laquelle elle se reconnaît. Plus grande est l’œuvre et plus profonde la vérité entrevue, plus l’effet pourra s’en faire attendre, mais plus aussi cet effet tendra à devenir universel. L’universalité est donc ici dans l’effet produit, et non pas dans la cause.

Tout autre est l’objet de la comédie. Ici la généralité est dans l’œuvre même. La comédie peint des caractères que nous avons rencontrés, que nous rencontrerons encore sur notre chemin. Elle note des ressemblances. Elle vise à mettre sous nos yeux des types. Elle créera même, au besoin, des types nouveaux. Par là, elle tranche sur les autres arts.

Le titre même des grandes comédies est déjà significatif. Le Misanthrope, l’Avare, le Joueur, le Distrait, etc., voilà des noms de genres; et là même où la comédie de caractère a pour titre un nom propre, ce nom propre est bien vite entraîné, par le poids de son contenu, dans le courant des noms communs. Nous disons «un Tartuffe», tandis que nous ne dirions pas «une Phèdre» ou «un Polyeucte».

Surtout, l’idée ne viendra guère à un poète tragique de grouper autour de son personnage principal des personnages secondaires qui en soient, pour ainsi dire, des copies simplifiées. Le héros de tragédie est une individualité unique en son genre. On pourra l’imiter, mais on passera alors, consciemment ou non, du tragique au comique. Personne ne lui ressemble, parce qu’il ne ressemble à personne. Au contraire, un instinct remarquable porte le poète comique, quand il a composé son personnage central, à en faire graviter d’autres tout autour qui présentent les mêmes traits généraux. Beaucoup de comédies ont pour titre un nom au pluriel ou un terme collectif. «Les Femmes savantes», «Les Précieuses ridicules», «LeMonde où l’on s’ennuie», etc., autant de rendez-vous pris sur la scène par des personnes diverses reproduisant un même type fondamental. Il serait intéressant d’analyser cette tendance de la comédie. On y trouverait d’abord, peut-être, le pressentiment d’un fait signalé par les médecins, à savoir que les déséquilibrés d’une même espèce sont portés par une secrète attraction à se rechercher les uns les autres. Sans précisément relever de la médecine, le personnage comique est d’ordinaire, comme nous l’avons montré, un distrait, et de cette distraction à une rupture complète d’équilibre le passage se ferait insensiblement. Mais il y a une autre raison encore. Si l’objet du poète comique est de nous présenter des types, c’est-à-dire des caractères capables de se répéter, comment s’y prendrait-il mieux qu’en nous montrant du même type plusieurs exemplaires différents? Le naturaliste ne procède pas autrement quand il traite d’une espèce. Il en énumère et il en décrit les principales variétés.

Cette différence essentielle entre la tragédie et la comédie, l’une s’attachant à des individus et l’autre à des genres, se traduit d’une autre manière encore. Elle apparaît dans l’élaboration première de l’œuvre. Elle se manifeste, dès le début, par deux méthodes d’observation bien différentes.

Si paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous ne croyons pas que l’observation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique. D’abord, en fait, nous trouvons que de très grands poètes ont mené une vie très retirée, très bourgeoise, sans que l’occasion leur ait été fournie de voir se déchaîner autour d’eux les passions dont ils ont tracé la description fidèle. Mais, à supposer qu’ils eussent eu ce spectacle, on se demande s’il leur aurait servi à grand-chose. Ce qui nous intéresse, en effet, dans l’œuvre du poète, c’est la vision de certains états d’âme très profonds ou de certains conflits tout intérieurs. Or, cette vision ne peut pas s’accomplir du dehors. Les âmes ne sont pas pénétrables les unes aux autres. Nous n’apercevons extérieurement que certains signes de la passion. Nous ne les interprétons – défectueusement d’ailleurs – que par analogie avec ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. Ce que nous éprouvons est donc l’essentiel, et nous ne pouvons connaître à fond que notre propre cœur – quand nous arrivons à le connaître. Est-ce à dire que le poète ait éprouvé ce qu’il décrit, qu’il ait passé par les situations de ses personnages et vécu leur vie intérieure? Ici encore la biographie des poètes nous donnerait un démenti. Comment supposer d’ailleurs que le même homme ait été Macbeth, Othello, Hamlet, le roi Lear, et tant d’autres encore? Mais peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité qu’on a et celles qu’on aurait pu avoir. Notre caractère est l’effet d’un choix qui se renouvelle sans cesse. Il y a des points de bifurcation (au moins apparents) tout le long de notre route, et nous apercevons bien des directions possibles, quoique nous n’en puissions suivre qu’une seule. Revenir sur ses pas, suivre jusqu’au bout les directions entrevues, en cela paraît consister précisément l’imagination poétique. Je veux bien que Shakespeare n’ait été ni Macbeth, ni Hamlet, ni Othello; mais il eût été ces personnages divers si les circonstances, d’une part, le consentement de sa volonté, de l’autre, avaient amené à l’état d’éruption violente ce qui ne fut chez lui que poussée intérieure. C’est se méprendre étrangement sur le rôle de l’imagination poétique que de croire qu’elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour d’elle, comme pour coudre un habit d’Arlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. L’imagination poétique ne peut être qu’une vision plus complète de la réalité. Si les personnages que crée le poète nous donnent l’impression de la vie, c’est qu’ils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s’approfondissant lui-même dans un effort d’observation intérieure si puissant qu’il saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une œuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l’état d’ébauche ou de simple projet.