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Passons à la société. Vivant en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous empêcher de la traiter comme un être vivant. Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. Or cette idée se forme dès que nous apercevons de l’inerte, du tout fait, du confectionné enfin, à la surface de la société vivante. C’est de la raideur encore, et qui jure avec la souplesse intérieure de la vie. Le côté cérémonieux de la vie sociale devra donc renfermer un comique latent, lequel n’attendra qu’une occasion pour éclater au grand jour. On pourrait dire que les cérémonies sont au corps social ce que le vêtement est au corps individueclass="underline" elles doivent leur gravité à ce qu’elles s’identifient pour nous avec l’objet sérieux auquel l’usage les attache, elles perdent cette gravité dès que notre imagination les en isole. De sorte qu’il suffit, pour qu’une cérémonie devienne comique, que notre attention se concentre sur ce qu’elle a de cérémonieux, et que nous négligions sa matière, comme disent les philosophes, pour ne plus penser qu’à sa forme. Inutile d’insister sur ce point. Chacun sait avec quelle facilité la verve comique s’exerce sur les actes sociaux à forme arrêtée, depuis une simple distribution de récompenses jusqu’à une séance de tribunal. Autant de formes et de formules, autant de cadres tout faits où le comique s’insérera.

Mais ici encore on accentuera le comique en le rapprochant de sa source. De l’idée de travestissement, qui est dérivée, il faudra remonter alors à l’idée primitive, celle d’un mécanisme superposé à la vie. Déjà la forme compassée de tout cérémonial nous suggère une image de ce genre. Dès que nous oublions l’objet grave d’une solennité ou d’une cérémonie, ceux qui y prennent part nous font l’effet de s’y mouvoir comme des marionnettes. Leur mobilité se règle sur l’immobilité d’une formule. C’est de l’automatisme. Mais l’automatisme parfait sera, par exemple, celui du fonctionnaire fonctionnant comme une simple machine, ou encore l’inconscience d’un règlement administratif s’appliquant avec une fatalité inexorable et se prenant pour une loi de la nature. Il y a déjà un certain nombre d’années, un paquebot fit naufrage dans les environs de Dieppe. Quelques passagers se sauvaient à grand-peine dans une embarcation. Des douaniers, qui s’étaient bravement portés à leur secours, commencèrent par leur demander «s’ils n’avaient rien à déclarer». Je trouve quelque chose d’analogue, quoique l’idée soit plus subtile, dans ce mot d’un député interpellant le ministre au lendemain d’un crime commis en chemin de fer: «L’assassin, après avoir achevé sa victime, a dû descendre du train à contre-voie, en violation des règlements administratifs.»

Un mécanisme inséré dans la nature, une réglementation automatique de la société, voilà, en somme, les deux types d’effets amusants où nous aboutissons. Il nous reste, pour conclure, à les combiner ensemble et à voir ce qui en résultera.

Le résultat de la combinaison, ce sera évidemment l’idée d’une réglementation humaine se substituant aux lois mêmes de la nature. On se rappelle la réponse de Sganarelle à Géronte quand celui-ci lui fait observer que le cœur est du côté gauche et le foie du côté droit: «Oui, cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.» Et la consultation des deux médecins de M. de Pourceaugnac: «Le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau qu’il est impossible que le malade ne soit pas mélancolique hypocondriaque; et quand il ne le serait pas, il faudrait qu’il le devint, pour la beauté des choses que vous avez dites et la justesse du raisonnement que vous avez fait.» Nous pourrions multiplier les exemples; nous n’aurions qu’à faire défiler devant nous, l’un après l’autre, tous les médecins de Molière. Si loin que paraisse d’ailleurs aller ici la fantaisie comique, la réalité se charge quelquefois de la dépasser. Un philosophe contemporain, argumentateur à outrance, auquel on représentait que ses raisonnements irréprochablement déduits avaient l’expérience contre eux, mit fin à la discussion par cette simple parole: «L’expérience a tort.» C’est que l’idée de régler administrativement la vie est plus répandue qu’on ne le pense; elle est naturelle à sa manière, quoique nous venions de l’obtenir par un procédé de recomposition. On pourrait dire qu’elle nous livre la quintessence même du pédantisme, lequel n’est guère autre chose, au fond, que l’art prétendant en remontrer à la nature.

Ainsi, en résumé, le même effet va toujours se subtilisant, depuis l’idée d’une mécanisation artificielle du corps humain, si l’on peut s’exprimer ainsi, jusqu’à celle d’une substitution quelconque de l’artificiel au naturel. Une logique de moins en moins serrée, qui ressemble de plus en plus à la logique des songes, transporte la même relation dans des sphères de plus en plus hautes, entre des termes de plus en plus immatériels, un règlement administratif finissant par être à une loi naturelle ou morale, par exemple, ce que le vêtement confectionné est au corps qui vit. Des trois directions où nous devions nous engager, nous avons suivi maintenant la première jusqu’au bout. Passons à la seconde, et voyons où elle nous conduira.

II. – Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà encore notre point de départ. D’où venait ici le comique? De ce que le corps vivant se raidissait en machine. Le corps vivant nous semblait donc devoir être la souplesse parfaite, l’activité toujours en éveil d’un principe toujours en travail. Mais cette activité appartiendrait réellement à l’âme plutôt qu’au corps. Elle serait la flamme même de la vie, allumée en nous par un principe supérieur, et aperçue à travers le corps par un effet de transparence. Quand nous ne voyons dans le corps vivant que grâce et souplesse, c’est que nous négligeons ce qu’il y a en lui de pesant, de résistant, de matériel enfin; nous oublions sa matérialité pour ne penser qu’à sa vitalité, vitalité que notre imagination attribue au principe même de la vie intellectuelle et morale. Mais supposons qu’on appelle notre attention sur cette matérialité du corps. Supposons qu’au lieu de participer de la légèreté du principe qui l’anime, le corps ne soit plus à nos yeux qu’une enveloppe lourde et embarrassante, lest importun qui retient à terre une âme impatiente de quitter le sol. Alors le corps deviendra pour l’âme ce que le vêtement était tout à l’heure pour le corps lui-même, une matière inerte posée sur une énergie vivante. Et l’impression du comique se produira dès que nous aurons le sentiment net de cette superposition. Nous l’aurons surtout quand on nous montrera l’âme taquinée par les besoins du corps, – d’un côté la personnalité morale avec son énergie intelligemment variée, de l’autre le corps stupidement monotone, intervenant et interrompant avec son obstination de machine. Plus ces exigences du corps seront mesquines et uniformément répétées, plus l’effet sera saisissant. Mais ce n’est là qu’une question de degré, et la loi générale de ces phénomènes pourrait se formuler ainsi: Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause.

Pourquoi rit-on d’un orateur qui éternue au moment le plus pathétique de son discours? D’où vient le comique de cette phrase d’oraison funèbre, citée par un philosophe allemand: «Il était vertueux et tout rond»? De ce que notre attention est brusquement ramenée de l’âme sur le corps. Les exemples abondent dans la vie journalière. Mais si l’on ne veut pas se donner la peine de les chercher, on n’a qu’à ouvrir au hasard un volume de Labiche. On tombera souvent sur quelque effet de ce genre. Ici c’est un orateur dont les plus belles périodes sont coupées par les élancements d’une dent malade, ailleurs c’est un personnage qui ne prend jamais la parole sans s’interrompre pour se plaindre de ses souliers trop étroits ou de sa ceinture trop serrée, etc. Une personne que son corps embarrasse, voilà l’image qui nous est suggérée dans ces exemples. Si un embonpoint excessif est risible, c’est sans doute parce qu’il évoque une image du même genre. Et c’est là encore ce qui rend quelquefois la timidité un peu ridicule. Le timide peut donner l’impression d’une personne que son corps gêne, et qui cherche autour d’elle un endroit où le déposer.