Выбрать главу

Aussi le poète tragique a-t-il soin d’éviter tout ce qui pourrait appeler notre attention sur la matérialité de ses héros. Dès que le souci du corps intervient, une infiltration comique est à craindre. C’est pourquoi les héros de tragédie ne boivent pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas. Même, autant que possible, ils ne s’assoient pas. S’asseoir au milieu d’une tirade serait se rappeler qu’on a un corps. Napoléon, qui était psychologue à ses heures, avait remarqué qu’on passe de la tragédie à la comédie par le seul fait de s’asseoir. Voici comment il s’exprime à ce sujet dans le journal inédit du baron Gourgaud (il s’agit d’une entrevue avec la reine de Prusse après Iéna): «Elle me reçut sur un ton tragique, comme Chimène: Sire, justice! justice! Magdebourg! Elle continuait sur ce ton qui m’embarrassait fort. Enfin, pour la faire changer, je la priai de s’asseoir. Rien ne coupe mieux une scène tragique; car, quand on est assis, cela devient comédie.»

Élargissons maintenant cette image: le corps prenant le pas sur l’âme. Nous allons obtenir quelque chose de plus généraclass="underline" la forme voulant primer le fond, la lettre cherchant chicane à l’esprit. Ne serait-ce pas cette idée que la comédie cherche à nous suggérer quand elle ridiculise une profession? Elle fait parler l’avocat, le juge, le médecin, comme si c’était peu de chose que la santé et la justice, l’essentiel étant qu’il y ait des médecins, des avocats, des juges, et que les formes extérieures de la profession soient respectées scrupuleusement. Ainsi le moyen se substitue à la fin, la forme au fond, et ce n’est plus la profession qui est faite pour le public, mais le public pour la profession. Le souci constant de la forme, l’application machinale des règles créent ici une espèce d’automatisme professionnel, comparable à celui que les habitudes du corps imposent à l’âme et risible comme lui. Les exemples en abondent au théâtre. Sans entrer dans le détail des variations exécutées sur ce thème, citons deux ou trois textes où le thème lui-même est défini dans toute sa simplicité: «On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes», dit Diaforius dans le Malade imaginaire. Et Bahis, dans l’Amour médecin: «Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles.» «Il faut toujours garder les formalités, quoi qu’il puisse arriver», disait déjà Desfonandrès dans la même comédie. Et son confrère Tomès en donnait la raison: «Un homme mort n’est qu’un homme mort, mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins.» Le mot de Brid’oison, pour renfermer une idée un peu différente, n’en est pas moins significatif: «La-a forme, voyez-vous, la-a forme. Tel rit d’un juge en habit court, qui tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La-a forme, la-a forme.»

Mais ici se présente la première application d’une loi qui apparaîtra de plus en plus clairement à mesure que nous avancerons dans notre travail. Quand le musicien donne une note sur un instrument, d’autres notes surgissent d’elles-mêmes, moins sonores que la première, liées à elles par certaines relations définies, et qui lui impriment son timbre en s’y surajoutant: ce sont, comme on dit en physique, les harmoniques du son fondamental. Ne se pourrait-il pas que la fantaisie comique, jusque dans ses inventions les plus extravagantes, obéît à une loi du même genre? Considérez par exemple cette note comique: la forme voulant primer le fond. Si nos analyses sont exactes, elle doit avoir pour harmonique celle-ci: le corps taquinant l’esprit, le corps prenant le pas sur l’esprit. Donc, dès que le poète comique donnera la première note, instinctivement et involontairement il y surajoutera la seconde. En d’autres termes, il doublera de quelque ridicule physique le ridicule professionnel.

Quand le juge Brid’oison arrive sur la scène en bégayant, n’est-il pas vrai qu’il nous prépare, par son bégaiement même, à comprendre le phénomène de cristallisation intellectuelle dont il va nous donner le spectacle? Quelle parenté secrète peut bien lier cette défectuosité physique à ce rétrécissement moral? Peut-être fallait-il que cette machine à juger nous apparût en même temps comme une machine à parler. En tout cas, nul autre harmonique ne pouvait compléter mieux le son fondamental.

Quand Molière nous présente les deux docteurs ridicules de l’Amour médecin, Bahis et Macroton, il fait parler l’un d’eux très lentement, scandant son discours syllabe par syllabe, tandis que l’autre bredouille. Même contraste entre les deux avocats de M. de Pourceaugnac. D’ordinaire, c’est dans le rythme de la parole que réside la singularité physique destinée à compléter le ridicule professionnel. Et, là où l’auteur n’a pas indiqué un défaut de ce genre, il est rare que l’acteur ne cherche pas instinctivement à le composer.

Il y a donc bien une parenté naturelle, naturellement reconnue, entre ces deux images que nous rapprochions l’une de l’autre, l’esprit s’immobilisant dans certaines formes, le corps se raidissant selon certains défauts. Que notre attention soit détournée du fond sur la forme ou du moral sur le physique, c’est la même impression qui est transmise à notre imagination dans les deux cas; c’est, dans les deux cas, le même genre de comique. Ici encore nous avons voulu suivre fidèlement une direction naturelle du mouvement de l’imagination. Cette direction, on s’en souvient, était la seconde de celles qui s’offraient à nous à partir d’une image centrale. Une troisième et dernière voie nous reste ouverte. C’est dans celle-là que nous allons maintenant nous engager.

III. – Revenons donc une dernière fois à notre image centrale: du mécanique plaqué sur du vivant. L’être vivant dont il s’agissait ici était un être humain, une personne. Le dispositif mécanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc rire, c’était la transfiguration momentanée d’une personne en chose, si l’on veut regarder l’image de ce biais. Passons alors de l’idée précise d’une mécanique à l’idée plus vague de chose en général. Nous aurons une nouvelle série d’images risibles, qui s’obtiendront, pour ainsi dire, en estompant les contours des premières, et qui conduiront à cette nouvelle loi: Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose.

On rit de Sancho Pança renversé sur une couverture et lancé en l’air comme un simple ballon. On rit du baron de Münchhausen devenu boulet de canon et cheminant à travers l’espace. Mais peut-être certains exercices des clowns de cirque fourniraient-ils une vérification plus précise de la même loi. Il faudrait, il est vrai, faire abstraction des facéties que le clown brode sur son thème, principal, et ne retenir que ce thème lui-même, c’est-à-dire les attitudes, gambades et mouvements qui sont ce qu’il y a de proprement «clownique» dans l’art du clown. À deux reprises seulement j’ai pu observer ce genre de comique à l’état pur, et dans les deux cas j’ai eu la même impression. La première fois, les clowns allaient, venaient, se cognaient, tombaient et rebondissaient selon un rythme uniformément accéléré, avec la visible préoccupation de ménager un crescendo. Et de plus en plus, c’était sur le rebondissement que l’attention du public était attirée. Peu à peu on perdait de vue qu’on eût affaire à des hommes en chair et en os. On pensait à des paquets quelconques qui se laisseraient choir et s’entrechoqueraient. Puis la vision se précisait. Les formes paraissaient s’arrondir, les corps se rouler et comme se ramasser en boule. Enfin apparaissait l’image vers laquelle toute cette scène évoluait sans doute inconsciemment: des ballons de caoutchouc, lancés en tous sens les uns contre les autres. – La seconde scène, plus grossière encore, ne fut pas moins instructive. Deux personnages parurent, à la tête énorme, au crâne entièrement dénudé. Ils étaient armés de grands bâtons. Et, à tour de rôle, chacun laissait tomber son bâton sur la tête de l’autre. Ici encore une gradation était observée. À chaque coup reçu, les corps paraissaient s’alourdir, se figer, envahis par une rigidité croissante. La riposte arrivait, de plus en plus retardée, mais de plus en plus pesante et retentissante. Les crânes résonnaient formidablement dans la salle silencieuse. Finalement, raides et lents, droits comme des I, les deux corps se penchèrent l’un vers l’autre, les bâtons s’abattirent une dernière fois sur les têtes avec un bruit de maillets énormes tombant sur des poutres de chêne, et tout s’étala sur le sol. À ce moment apparut dans toute sa netteté la suggestion que les deux artistes avaient graduellement enfoncée dans l’imagination des spectateurs: «Nous allons devenir, nous sommes devenus des mannequins de bois massif.»