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– Si ça continue comme ça, elle va redoubler son CP! annonça la maîtresse menaçante.

La maman ouvrit des yeux admiratifs: elle n'avait jamais entendu parler d'un enfant qui redoublait son cours préparatoire. Cela lui parut une action d'éclat, une audace, une insolence aristocratique. Quel enfant oserait redoubler son CP? Là où même les plus médiocres s'en tiraient sans trop d'embarras, sa fille affirmait déjà crânement sa différence, non, son exception!

Denis, lui, ne l'entendit pas de cette oreille:

– Nous allons réagir, madame! Nous allons prendre la situation en main!

– Le redoublement est-il encore évitable? demanda Clémence, pleine d'un espoir que les tiers interprétèrent à l'envers.

– Bien sûr. Du moment qu'elle parvient à lire les lettres avant la fin de l'année scolaire.

La maman cacha sa déception. C'était trop beau pour être vrai!

– Elle les lira, madame, dit Denis. C'est bizarre: cette petite a pourtant l'air très intelligente.

– C'est possible, monsieur. Le problème, c'est que ça ne l'intéresse pas.

«Ça ne l'intéresse pas! releva Clémence. Elle est formidable! Ça ne l'intéresse pas! Quelle personnalité! Là où les mômes avalent tout sans broncher, ma Plectrude fait déjà le tri entre ce qui est intéressant et ce qui ne l'est pas!»

– Ça ne m'intéresse pas, Papa.

– Enfin, c'est intéressant, d'apprendre à lire! protesta Denis.

– Pourquoi?

– Pour lire des histoires.

– Tu parles. Dans le livre de lecture, la maîtresse nous lit parfois des histoires. C'est tellement embêtant que j'arrête d'écouter au bout de deux minutes.

Clémence applaudit mentalement.

– Tu veux redoubler ton CP? C'est ça que tu veux? s'emporta Denis.

– Je veux devenir danseuse.

– Même pour devenir danseuse, tu dois réussir ton CP.

L'épouse s'aperçut soudain que son mari avait raison. Elle réagit aussitôt. Dans sa chambre, elle alla chercher un gigantesque livre du siècle dernier. Elle prit la petite sur ses genoux et feuilleta avec elle, religieusement, le recueil de contes de fées. Elle eut soin de ne pas lui faire la lecture, de se contenter de lui montrer les très belles illustrations.

Ce fut un choc dans la vie de l'enfant: elle n'avait jamais été aussi émerveillée qu'en découvrant ces princesses trop magnifiques pour toucher terre, qui, enfermées dans leur tour, parlaient à des oiseaux bleus qui étaient des princes, ou se déguisaient en souillons pour réapparaître encore plus sublimes, quatre pages plus loin.

Elle sut à l'instant, avec une certitude à la portée des seules petites filles, qu'elle deviendrait un jour l'une de ces créatures qui rendent les crapauds nostalgiques, les sorcières abjectes et les princes abrutis.

– Ne t'inquiète pas, dit Clémence à Denis. Avant la fin de la semaine, elle lira.

Le pronostic était au-dessous de la vérité: deux jours plus tard, le cerveau de Plectrude avait tiré profit des lettres assommantes et vaines qu'il croyait ne pas avoir absorbées en classe et trouvé la cohérence entre les signes, les sons et le sens. Deux jours plus tard, elle lisait cent fois mieux que les meilleurs élèves du CP. Comme quoi il n'est qu'une clef pour accéder au savoir, et c'est le désir.

Le livre de contes lui était apparu tel le mode d'emploi pour devenir l'une des princesses des illustrations. Puisque la lecture lui était désormais nécessaire, son intelligence l'avait assimilée.

– Que ne lui as-tu montré ce bouquin plus tôt? s'extasia Denis.

– Ce recueil est un trésor. Je ne voulais pas le gâcher en le lui montrant trop tôt. Il fallait qu'elle soit en âge d'apprécier une œuvre d'art.

Deux jours plus tard, donc, la maîtresse avait constaté le prodige: la petite cancre qui, seule de son espèce, ne parvenait à identifier aucune lettre, lisait à présent comme une première de classe de dix ans.

En deux jours, elle avait appris ce qu'une professionnelle n'avait pas réussi à lui enseigner en cinq mois. L'institutrice crut que les parents avaient une méthode secrète et leur téléphona. Denis, fou de fierté, lui raconta la vérité:

– Nous n'avons rien fait du tout. Nous lui avons seulement montré un livre assez beau pour lui donner envie de lire. C'est ce qui lui manquait.

Dans son ingénuité, le père ne se rendit pas compte qu'il commettait une grosse gaffe.

La maîtresse, qui n'avait jamais beaucoup aimé Plectrude, se mit dès lors à la détester. Non seulement elle considéra ce miracle comme une humiliation personnelle, mais en plus elle éprouva envers la petite la haine qu'un esprit moyen ressent vis-à-vis d'un esprit supérieur: «Mademoiselle avait besoin que le livre soit beau! Voyez-vous ça! Il est assez beau pour les autres!»

Dans sa perplexité rageuse, elle relut de bout en bout le livre de lecture incriminé. Y était narrée la vie quotidienne de Thierry, petit garçon souriant, et de sa grande sœur Micheline, qui lui préparait des tartines pour son goûter et l'empêchait de faire des bêtises, car elle était raisonnable.

– Enfin, c'est charmant! s'exclama-t-elle au terme de sa lecture. C'est frais, c'est ravissant! Qu'est-ce qu'il lui faut, à cette péronnelle?

Il lui fallait de l'or, de la myrrhe et de l'encens, de la pourpre et des lys, du velours bleu nuit semé d'étoiles, des gravures de Gustave Doré, des fillettes aux beaux yeux graves et à la bouche sans sourire, des loups douloureusement séduisants, des forêts maléfiques – il lui fallait tout sauf le goûter du petit Thierry et de sa grande sœur Micheline.

L'institutrice ne perdit plus une occasion d'exprimer sa haine envers Plectrude. Comme celle-ci restait la dernière en calcul, la maîtresse l'appelait «le cas désespéré». Un jour où elle ne parvenait pas à effectuer une addition élémentaire, Madame l'invita à retourner à sa place en lui disant:

– Toi, ça ne sert à rien que tu fasses des efforts. Tu n'y arriveras pas.

Les élèves de CP étaient encore à cet âge suiviste où l'adulte a toujours raison et où la contestation est impensable. Plectrude fut donc l'objet de tous les mépris.

Au cours de ballet, en vertu d'une logique identique, elle était la reine. La professeur s'extasiait sur ses aptitudes et, sans oser le dire (car ce n'eût pas été très pédagogique envers les autres enfants), la traitait comme la meilleure élève qu'elle ait eue de son existence. Par conséquent, les petites filles vénéraient Plectrude et jouaient des coudes pour danser auprès d'elle.

Ainsi, elle avait deux vies bien distinctes. Il y avait la vie de l'école, où elle était seule contre tous, et la vie du cours de ballet, où elle était la vedette.

Elle avait assez de lucidité pour se rendre compte que les enfants du cours de danse seraient peut-être les premières à la mépriser, si elles étaient au cours préparatoire avec elle. Pour cette raison, Plectrude se montrait distante envers celles qui sollicitaient son amitié – et cette attitude exacerbait encore davantage la passion des petites ballerines.

A la fin de l'année, elle réussit son CP de justesse, au prix d'efforts soutenus en calcul. Pour la récompenser, ses parents lui offrirent une barre murale, afin qu'elle pût effectuer ses exercices devant le grand miroir. Elle passa les vacances à s'entraîner. Fin août, elle tenait son pied dans la main.

A la rentrée scolaire l'attendait une surprise: la composition de sa classe était la même que celle de l'année précédente, à une notoire exception près. Il y avait une nouvelle.

C était une inconnue pour tous sauf pour elle, puisque c'était Roselyne du cours de ballet. Ebahie de bonheur d'être dans la classe de son idole, elle demanda l'autorisation de s'asseoir à côté de Plectrude. Jamais auparavant cette place n'avait été sollicitée: elle lui fut donc attribuée.