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Tout eût été parfait s'il n'y avait eu, à la fin de chaque année scolaire, ces formalités ennuyeuses destinées à sélectionner ceux qui auraient le bonheur de passer dans la classe supérieure.

Cette période était le cauchemar de Plec-trude qui n'était que trop consciente du rôle du hasard dans ces péripéties. Heureusement, sa réputation de génie la précédait: quand le professeur voyait l'incongruité de ses résultats en mathématiques, il en concluait que l'enfant avait peut-être raison dans une autre dimension et passait l'éponge. Ou alors, il questionnait la petite sur son raisonnement, et ce qu'elle disait le laissait pantois d'incompréhension. Elle avait appris à mimer ce que les gens croyaient être le langage d'une surdouée. Par exemple, au terme d'un charabia échevelé, elle concluait par un limpide: «C'est évident.»

Ce n'était pas du tout évident pour les maîtres et maîtresses. Mais ils préféraient ne pas s'en vanter et donnaient à cette élève leur nihil obstat.

Génie ou pas génie, la fillette n'avait qu'une obsession: la danse.

Plus elle grandissait, plus les professeurs s'émerveillaient de ses dons. Elle avait la virtuosité et la grâce, la rigueur et la fantaisie, la joliesse et le sens tragique, la précision et l'élan.

Le mieux, c'est qu'on la sentait heureuse de danser – prodigieusement heureuse. On sentait sa jubilation à livrer son corps à la grande énergie de la danse. C'était comme si son âme n'avait attendu que cela depuis dix mille ans L'arabesque la libérait de quelque mystérieuse tension intérieure.

Qui plus est, on devinait qu'elle avait le sens du spectacle: la présence d'un public augmentait son talent, et plus les regards dont elle était l'objet avaient d'acuité, plus son mouvement était intense.

Il y avait aussi ce miracle de sveltesse qui ne la lâchait pas. Plectrude était et restait d'une minceur digne d'un bas-relief égyptien. Sa légèreté insultait aux lois de la pesanteur.

Enfin, sans jamais s'être consultés, les professeurs disaient d'elle la même chose:

– Elle a des yeux de danseuse.

Clémence avait parfois l'impression que trop de fées s'étaient penchées sur le berceau de l'enfant: elle craignait que cela ne finisse par attirer les foudres divines.

Heureusement, sa progéniture s'accommodait du prodige sans aucun problème. Plectrude n'avait pas empiété sur les domaines de ses deux aînées: Nicole était première en sciences et en éducation physique, Béatrice avait la bosse des mathématiques et le sens de l'histoire. Peut-être par diplomatie instinctive, la petite était nulle dans toutes ces matières – même en gymnastique, où la danse semblait ne lui être d'aucun secours.

Ainsi, Denis avait coutume d'attribuer à chacun de ses rejetons un tiers des accès à l'univers: «Nicole sera une scientifique et une athlète: pourquoi pas cosmonaute? Béatrice sera une intellectuelle à la tête peuplée de nombres et de faits: elle fera des statistiques historiques. Et Plectrude est une artiste débordante de charisme: elle sera danseuse ou leader politique, ou les deux à la fois.»

Il concluait son pronostic par un éclat de rire qui était de fierté et non de doute. Les enfants l'écoutaient avec plaisir, car de telles paroles étaient flatteuses: mais la plus jeune ne pouvait se défendre d'une certaine perplexité, tant devant ces oppositions qui lui paraissaient ennemies du savoir que devant l'assurance paternelle.

Elle avait beau n'avoir que dix ans et ne pas être en avance pour son âge, elle avait quand même compris une grande chose: que les gens, sur cette terre, ne récoltaient pas ce qui leur semblait dû.

Par ailleurs, avoir dix ans est ce qui peut arriver de mieux à un être humain. A fortiori à une petite danseuse auréolée du prestige de son art.

Dix ans est le moment le plus solaire de l'enfance. Aucun signe d'adolescence n'est encore visible à l'horizon: rien que l'enfance bien mûre, riche d'une expérience déjà longue, sans ce sentiment de perte qui assaille dès les prémices de la puberté. A dix ans, on n'est pas forcément heureux, mais on est forcément vivant, plus vivant que quiconque.

Plectrude, à dix ans, était un noyau d'intense vie. Elle était au sommet de son règne. Elle régnait sur son école de danse, dont elle était l'étoile incontestée, toutes tranches d'âge confondues. Elle régnait sur sa classe de septième, qui menaçait de devenir une cancrocra-tie, tant l'élève la plus nulle en mathématiques, sciences, histoire, géographie, gymnastique, etc., était considérée comme un génie.

Elle régnait sur le cœur de sa mère qui avait pour elle un engouement infini. Et elle régnait sur Roselyne, qui l'aimait autant qu'elle l'admirait.

Plectrude n'avait pas le triomphe écrasant. Son statut extraordinaire ne la transforma pas en l'une de ces pimbêches de dix ans qui se croient au-dessus des lois de l'amitié. Elle avait pour Roselyne un dévouement et lui vouait un culte égaux à ceux de son amie pour elle.

Une obscure prescience semblait l'avoir avertie qu'elle pouvait perdre son trône. Cette angoisse était d'autant plus vraisemblable qu'elle se rappelait l'époque où elle était la risée de sa classe.

Roselyne et Plectrude s'étaient déjà mariées plusieurs fois, le plus souvent l'une à l'autre, mais pas obligatoirement. Il pouvait aussi arriver qu'elles épousassent un garçon de leur classe qui, lors de fabuleuses cérémonies, était représenté par son propre ectoplasme, parfois sous forme d'un épouvantail à son effigie, parfois sous forme de Roselyne ou de Plectrude déguisée en homme – un chapeau claque suffisait à ce changement de sexe.

En vérité, l'identité du mari importait peu. Du moment que l'individu réel ou imaginaire ne présentait pas de vices rédhibitoires (gourmette, voix de fausset ou propension à commencer ses phrases par: «En fait…»), il pouvait convenir. Le but du jeu était de créer une danse nuptiale, genre de comédie-ballet digne de Lulli, avec des chants improvisés à partir des paroles le plus tragiques possible.

En effet, il était inévitable qu'après de trop courtes noces, l'époux se transformât en oiseau ou en crapaud, et que l'épouse se retrouvât enfermée dans une haute tour avec une consigne invivable.

– Pourquoi ça se termine toujours mal? demanda un jour Roselyne.

– Parce que c'est beaucoup plus beau comme ça, assura Plectrude.

Cet hiver-là, la danseuse inventa un jeu sublime d'héroïsme: il s'agissait de se laisser ensevelir par la neige, sans bouger, sans opposer la moindre résistance.

– Faire un bonhomme de neige, c'est trop facile, avait-elle décrété. Il faut devenir un bonhomme de neige, en restant debout sous les flocons, ou un gisant de neige, en se couchant dans un jardin.

Roselyne la regarda avec admiration sceptique.

– Toi, tu feras le bonhomme, et moi le gisant, enchaîna Plectrude.

Son amie n'osa dire ses réticences. Et elles se retrouvèrent toutes les deux sous la neige, l'une allongée à même le sol et l'autre debout. Cette dernière cessa très vite de trouver ça drôle: elle avait froid aux pieds, envie de bouger, aucune envie de se transformer en monument vivant, et en plus elle s'ennuyait car, en dignes statues, les deux fillettes étaient tenues de se taire.

Le gisant, lui, exultait. Il avait gardé les yeux ouverts, comme les morts avant l'intervention d'un tiers. En se couchant par terre, il avait abandonné son corps: il s'était désolidarisé de la sensation glaciale et de la peur physique d'y laisser sa peau. Il n'était plus qu'un visage soumis aux forces du ciel.

Sa féminité d'enfant de dix ans n'était pas présente, non qu'elle fut encombrante: le gisant n'avait conservé que le minimum de lui-même afin d'opposer le moins de résistance possible au déferlement livide.