Выбрать главу

Ouverte à tout venant, la Galerie constituait un lieu de promenade, de négoce et de rencontres galantes. On y pouvait faire ses emplettes et en même temps y côtoyer les princes. La mode se décidait là. Une foule incessamment déambulait entre les éventaires, au-dessous des grandes statues royales. Broderies, dentelles, soieries, velours et camelins, passementeries, articles de parure et de petite joaillerie s’entassaient, chatoyaient, miroitaient sur les comptoirs de chêne dont le soir on relevait l’abattant, ou chargeaient des tables à tréteaux, ou pendaient à des perches. Dames de la cour, bourgeoises, servantes allaient d’un étalage à l’autre. On palpait, on discutait, on rêvait, on flânait. L’endroit bruissait de discussions, de marchandages, de conversations, de rires, dominés par le boniment des vendeurs racolant la pratique. Nombreuses étaient les voix aux accents étrangers, surtout des accents d’Italie et de Flandre.

Un gaillard efflanqué proposait des mouchoirs brodés, disposés sur une bâche de chanvre, à même le sol.

— Ah ! N’est-ce point pitié, belles dames, criait-il, que de se moucher dans ses doigts ou dans sa manche, quand vous avez pour ce faire des toiles si finement adornées, que vous pouvez nouer avec grâce autour de votre bras ou de votre aumônière !

Un autre amuseur, à quelques pas, jonglait avec des bandes de dentelles de Malines et les lançait si haut que leurs arabesques blanches montaient jusqu’aux éperons de pierre de Louis le Gros.

— On brade, on donne ! Six deniers l’aune. Laquelle de vous n’a six deniers pour se faire les tétons aguicheurs ?

Philippe le Bel traversa la Galerie dans toute la longueur. La plupart des hommes, sur son passage, s’inclinaient ; les femmes amorçaient une révérence.

Sans qu’il le montrât, le roi aimait l’animation de la Galerie mercière et les marques de déférence qu’il y recueillait.

Le bourdon de Notre-Dame continuait à tinter ; mais le son n’en parvenait ici qu’atténué, assourdi.

À l’extrémité de la Galerie, non loin des degrés du grand escalier, se tenaient un groupe de trois personnes, deux très jeunes femmes, un jeune homme, dont la beauté, la mise et aussi l’assurance attiraient l’attention discrète des passants.

Les jeunes femmes étaient deux des belles-filles du roi, celles qu’on appelait « les sœurs de Bourgogne ». Elles se ressemblaient peu. L’aînée, Jeanne, mariée au second fils de Philippe le Bel, le comte de Poitiers, avait à peine vingt et un ans. Elle était grande, élancée, avec des cheveux blond cendré, un maintien un peu composé, et un long œil oblique de lévrier. Elle se vêtait avec une simplicité qui était presque une recherche. Ce jour-là, elle portait une robe de velours gris clair, aux manches collantes, sur laquelle était passé un surcot bordé d’hermine qui s’arrêtait aux hanches.

Sa sœur Blanche, épouse de Charles de France, le cadet des princes royaux, était plus petite, plus ronde, plus rose, plus spontanée. Âgée de dix-huit ans, elle gardait aux joues les fossettes de l’enfance. Elle avait une blondeur chaude, des yeux marron clair, très brillants, et de petites dents transparentes. S’habiller était pour elle plus qu’un jeu, une passion. Elle s’y livrait avec une extravagance qui ne relevait pas forcément du meilleur goût. Elle s’ornait le front, le col, les manches, la ceinture du plus de bijoux qu’elle pouvait. Sa robe était brodée de perles et de fils d’or. Mais elle avait tant de grâce et semblait si contente d’elle-même qu’on lui pardonnait volontiers cette profusion naïve.

Le jeune homme qui se trouvait auprès des deux princesses était vêtu comme il convenait à un officier de maison souveraine.

Il était question dans ce petit groupe d’une affaire de cinq jours dont on discutait à mi-voix avec une agitation contenue.

— Est-il raisonnable de se mettre en telle peine pour cinq jours ? disait la comtesse de Poitiers.

Le roi surgit de derrière une colonne qui avait masqué son approche.

— Bonjour, mes filles, dit-il.

Les jeunes gens se turent brusquement. Le beau garçon salua très bas et s’écarta d’un pas, gardant les yeux à terre. Les deux jeunes femmes, après qu’elles eurent fléchi le genou, demeurèrent muettes, rougissantes, un peu embarrassées. Ils avaient l’air tous trois pris en faute.

— Eh bien ! Mes filles, demanda le roi, ne dirait-on pas que je suis de trop dans votre babil ? Que contiez-vous donc ?

Il n’était nullement surpris de cet accueil car il avait accoutumé de voir les gens, et même ses familiers ou ses plus proches parents, intimidés par sa présence. Une sorte de mur de glace le séparait d’autrui. Il ne s’en étonnait plus, mais s’en affligeait. Il croyait faire tout le nécessaire pour se rendre avenant et aimable.

Ce fut la jeune Blanche qui reprit le plus rapidement assurance.

— Il faut nous pardonner, Sire, dit-elle, mais nos paroles ne sont guère aisées à vous répéter !

— Pourquoi cela ?

— C’est que… nous disions du mal de vous.

— En vérité ? dit Philippe le Bel, ne sachant comment il devait entendre la plaisanterie.

Il arrêta son regard sur le jeune homme, qui demeurait en retrait, et, le désignant du menton :

— Qui est ce damoiseau ? demanda-t-il.

— Messire Philippe d’Aunay, écuyer de notre oncle Valois, répondit la comtesse de Poitiers.

Le jeune homme salua de nouveau.

— N’avez-vous pas un frère ? dit le roi s’adressant à l’écuyer.

— Oui, Sire, un frère qui est à Monseigneur de Poitiers, répondit le jeune d’Aunay, rougissant et la voix mal assurée.

— C’est cela ; je vous confonds toujours, dit le souverain. Puis revenant à Blanche :

— Alors, quel mal disiez-vous de moi, ma fille ?

— Jeanne et moi étions d’accord pour vous en vouloir beaucoup, Sire mon père, car voici cinq nuits de suite que nos maris ne nous sont point de service, tant vous les retenez tard aux séances du Conseil, ou les envoyez loin pour les affaires du royaume.

— Mes filles, mes filles, ce ne sont point paroles à prononcer tout haut ! dit le roi.

Il était pudique de nature, et on le disait observer une stricte chasteté depuis neuf ans qu’il était veuf.

Mais il semblait qu’il ne pût sévir contre Blanche. La vivacité de celle-ci, sa gaieté, son audace à tout dire, le désarmaient. Il était à la fois amusé et choqué. Il sourit, ce qui ne lui arrivait pas une fois le mois.

— Et la troisième, que dit-elle ? ajouta-t-il.

Par la troisième, il entendait Marguerite de Bourgogne, cousine de Jeanne et de Blanche, et mariée à l’héritier du trône, Louis, roi de Navarre.

— Marguerite ? s’écria Blanche. Elle s’enferme, elle fait son œil noir, et elle dit que vous êtes aussi méchant que vous êtes beau.

Cette fois encore, le roi resta un peu indécis, comme s’il s’interrogeait sur la manière de prendre ce dernier trait. Mais le regard de Blanche était si limpide, si candide ! Elle était la seule personne qui osât lui parler d’un tel ton et qui ne tremblât pas en sa présence.

— Eh bien ! Rassurez Marguerite, et rassurez-vous, Blanche. Mes fils Louis et Charles pourront vous tenir compagnie ce soir. Aujourd’hui est une bonne journée pour le royaume, dit Philippe le Bel. Il n’y aura pas conseil ce soir. Quant à votre époux, Jeanne, qui est allé à Dole et à Salins veiller aux affaires de votre comté, je ne pense pas qu’il demeure encore absent plus d’une semaine.