Ce jour-là il était vêtu de bleu et d’or, depuis le chaperon jusqu’aux souliers.
— Quatre vieillards à demi morts, reprit-il, dont on nous avait assuré que le sort était réglé… de quelle façon, hélas !… tiennent en échec l’autorité royale, et tout est pour le mieux. Le peuple crache sur le tribunal… quel tribunal ! Recruté pour le besoin, convenons-en ; mais enfin, c’est une assemblée d’Église… et tout est pour le mieux. La foule hurle à la mort, mais contre qui ? Contre les prélats, contre le prévôt, contre les archers, contre vous, mon frère !… et tout va pour le mieux. Eh bien ! Soit, réjouissons-nous ; tout est au mieux.
Il éleva les mains, qu’il avait belles et toutes chargées de bagues, et puis s’assit, non point à la place qui lui avait été réservée, mais sur le premier siège à sa portée, au bas bout de la table, comme pour bien affirmer, par cet exil, son désaccord.
Enguerrand de Marigny était resté debout, un pli d’ironie cernant son large menton.
— Monseigneur de Valois doit être mal renseigné, dit-il calmement. Sur les quatre vieillards dont il parle, deux seulement ont protesté contre la sentence qui les condamnait. Quant au peuple, tous les rapports m’assurent qu’il est fort partagé d’opinion.
— Partagé ! s’écria Charles de Valois. Mais c’est scandale déjà qu’il puisse être partagé ! Qui demande au peuple son opinion ? Vous, messire de Marigny, et l’on comprend pourquoi. Voilà tout le résultat de votre belle invention d’avoir assemblé les bourgeois, les vilains et autres manants pour leur faire approuver les décisions du roi. À présent le peuple s’arroge le droit de juger.
En toute époque et tout pays, il y eut toujours deux partis : celui de la réaction et celui du progrès. Deux tendances s’affrontaient au Conseil du roi. Charles de Valois, se considérant comme le chef naturel des grands barons, incarnait la réaction féodale. Son évangile politique tenait à quelques principes qu’il défendait avec acharnement : droit de guerre privée entre les seigneurs, droit, pour les grands feudataires, de battre monnaie sur leurs territoires, maintien de l’ordre moral et légal de la chevalerie, soumission au Saint-Siège considéré comme suprême puissance arbitrale. Toutes institutions ou coutumes héritées des siècles passés, mais que Philippe le Bel, inspiré par Marigny, avait abolies, ou qu’il travaillait à abolir.
Enguerrand de Marigny représentait le progrès. Ses grandes idées étaient la décentralisation du pouvoir et de l’administration, l’unification des monnaies, l’indépendance du gouvernement vis-à-vis de l’Église, la paix extérieure par la fortification des villes clefs et l’établissement de garnisons permanentes, la paix intérieure par un renforcement général de l’autorité royale, l’augmentation de la production par la sécurité des échanges et du trafic marchand. On appelait les dispositions prises ou promues par lui les « novelletés ». Mais ces médailles avaient leur revers. La police, qui proliférait, coûtait cher à nourrir, et les forteresses cher à construire.
Battu en brèche par le parti féodal, Enguerrand s’était efforcé de donner au roi l’appui d’une classe qui, en se développant, prenait conscience de son importance : la bourgeoisie. Il avait en plusieurs occasions difficiles, et particulièrement à propos de conflits avec le Saint-Siège, convoqué au palais de la Cité les bourgeois de Paris en même temps que les barons et les prélats. Il avait fait de même dans les villes de province. L’Angleterre, où depuis un demi-siècle déjà fonctionnait régulièrement une Chambre des Communes, lui servait d’exemple.
Il n’était pas encore question, pour les assemblées françaises, de discuter les décisions royales, mais seulement d’en entendre les raisons et de les approuver.[11]
Valois, tout brouillon qu’il fût, était le contraire d’un sot. Il ne manquait pas une occasion de tenter de discréditer Marigny. Leur opposition, sourde pendant longtemps, s’était muée, dans les mois récents, en lutte ouverte.
— Si les hauts barons, dont vous êtes le plus haut, Monseigneur, dit Marigny, s’étaient soumis de meilleur gré aux ordonnances royales, nous n’aurions pas eu besoin de nous appuyer sur le peuple.
— Bel appui en vérité ! cria Valois. Les émeutes de 1306, où le roi et vous-même avez dû, contre Paris soulevé, vous réfugier au Temple… oui, je vous le rappelle, au Temple !… ne vous ont guère servi de leçon. Je vous prédis qu’avant qu’il soit longtemps, si l’on continue de ce train, les bourgeois se passeront de roi pour gouverner, et ce seront vos assemblées qui feront les ordonnances.
Le roi se taisait, le menton dans la main, et les yeux grands ouverts fixés droit devant lui. Il ne battait que très rarement des paupières ; ses cils restaient en place, immuablement, pendant de longues minutes ; et c’était cela qui donnait à son regard l’étrange fixité dont tant de gens s’effrayaient.
Marigny se tourna vers lui, comme s’il lui demandait d’user de son autorité pour arrêter une discussion qui s’égarait.
Philippe le Bel souleva légèrement la tête et dit :
— Mon frère, ce ne sont point des assemblées, mais des Templiers que, ce jour, nous nous occupons.
— Soit, dit Valois en tapotant la table. Occupons-nous des Templiers.
— Nogaret ! murmura le roi.
Le garde des Sceaux se leva. Depuis le début du conseil, il était brûlé d’une colère qui n’attendait que l’instant d’éclater. Fanatique du bien public et de la raison d’État, l’affaire des Templiers était son affaire, et il y apportait une passion qui ne connaissait ni limite ni repos. C’était d’ailleurs à ce procès du Temple que Guillaume de Nogaret devait, depuis la Saint-Maurice de l’an 1307, sa haute charge dans l’État.
Ce jour-là, au cours d’un conseil qui se tenait à Maubuisson, l’archevêque de Narbonne, Gilles Aycelin, alors garde des Sceaux royaux, s’était refusé, tragiquement, à apposer ceux-ci sur l’ordonnance d’arrestation des Templiers. Philippe le Bel, sans un mot, avait pris les sceaux des mains de l’archevêque pour les mettre devant Nogaret, faisant de ce légiste le second personnage de l’administration royale.
Nogaret était ardent, austère, et implacable comme la faux de la mort. Osseux, noir, le visage en longueur, il tripotait sans cesse quelque partie de son vêtement ou bien rongeait l’ongle d’un de ses doigts plats.
— Sire, la chose monstrueuse, la chose horrible à penser et terrible à entendre qui vient de se produire, commença-t-il d’un ton à la fois emphatique et précipité, prouve que toute indulgence, toute clémence accordée à des suppôts du Diable, est une faiblesse qui se renverse contre vous.
— Il est vrai, dit Philippe le Bel en se tournant vers Valois, que la clémence que vous m’avez conseillée, mon frère, et que ma fille d’Angleterre m’a demandée par message, ne semble guère porter de bons fruits… Continuez, Nogaret.
— On laisse à ces chiens pourris une vie qu’ils ne méritent pas ; au lieu de bénir leurs juges, ils en profitent pour insulter aussitôt et l’Église et le roi. Les Templiers sont des hérétiques…
— Étaient… laissa tomber Charles de Valois.
— Vous dites, Monseigneur ? demanda Nogaret, impatient.
— Je dis étaient, messire, car si j’ai bonne mémoire, sur les milliers qu’ils se comptaient en France, et que vous avez bannis, ou claustrés, ou roués, ou rôtis, il ne vous en reste plus que quatre entre les mains… assez embarrassants, je vous l’accorde, puisque après sept ans de procédure ils viennent encore clamer leur innocence ! Il semble que naguère, messire de Nogaret, vous alliez plus vite en besogne, lorsque vous saviez, d’un seul soufflet, faire disparaître un pape.
11
C’est à partir de ces assemblées instituées sous Philippe le Bel que les rois de France prirent l’habitude de recourir à des consultations nationales qui, par la suite, reçurent le nom d’États généraux, et d’où sont issues, à leur tour, après 1789, nos premières institutions parlementaires.