Le ton était uni et froid ; mais en chaque parole éclatait le ressentiment d’Isabelle contre cette famille qui, en même temps qu’elle déshonorait la couronne, mettait le Trésor au pillage. Car non seulement les Despenser, père et mère, s’enrichissaient de l’amour que le roi portait à leur fils, mais l’épouse elle-même consentait au scandale et y prêtait la main.
Vexée de l’algarade, Eleanor le Despenser se retira dans un coin de l’immense pièce, mais sans cesser d’observer la reine et le jeune Siennois.
Guccio, reprenant un peu de cet aplomb qui d’ordinaire lui était naturel et aujourd’hui lui faisait si malencontreusement défaut, osa enfin regarder la reine. C’était l’instant ou jamais de faire comprendre à celle-ci qu’il plaignait ses malheurs et souhaitait la servir. Mais il rencontra une telle froideur, une telle indifférence, qu’il en eut le cœur gelé. Les yeux bleus d’Isabelle avaient la même fixité que ceux de Philippe le Bel. Le moyen d’aller déclarer à une telle femme : « Madame, on vous fait souffrir et je veux vous aimer » ?
Tout ce que put Guccio fut de désigner l’énorme bague d’argent, qu’il avait placée dans un coin du coffret, et de dire :
— Madame, me ferez-vous la faveur de considérer ce cachet et d’en remarquer la ciselure ?
La reine prit la bague, y reconnut les trois châteaux d’Artois gravés dans le métal, releva son regard sur Guccio.
— Ceci me plaît à voir, dit-elle. Avez-vous d’autres objets qui soient travail de même main ?
Guccio sortit de son vêtement le message en disant :
— Les prix en sont inscrits ici.
— Approchons-nous du jour, que je les voie mieux, répondit Isabelle.
Elle se leva et, accompagnée de Guccio, gagna l’embrasure d’une fenêtre où elle put lire le message tout à loisir.
— Retournez-vous à Paris ? murmura-t-elle.
— Aussitôt qu’il vous plaira de me l’ordonner, Madame, répondit Guccio du même ton.
— Dites alors à Monseigneur d’Artois que je me rendrai en France dans les proches semaines, et que j’agirai comme j’en suis convenue avec lui.
Son visage s’était un peu animé ; mais son attention se portait tout entière sur le message, et nullement sur le messager.
Un souci royal de bien payer ceux qui la servaient lui fit cependant ajouter :
— Je dirai à Monseigneur d’Artois qu’il vous récompense de votre peine mieux que je ne saurais le faire en cet instant.
— L’honneur de vous voir et de vous obéir, Madame, est certes la plus belle récompense.
Isabelle remercia d’un bref mouvement de tête, et Guccio comprit qu’entre une arrière-petite-fille de Monseigneur Saint Louis et le neveu d’un banquier toscan il y avait des distances qui ne se franchissaient point.
À voix bien haute, afin que la Despenser entendît, Isabelle prononça :
— Je vous ferai connaître par Albizzi ce que je déciderai concernant ce fermail. Adieu, messer. Et elle le congédia du geste.
IV
LA CRÉANCE
En dépit de la courtoisie d’Albizzi, qui lui offrait de demeurer quelques jours, Guccio quitta Londres dès le lendemain, assez mécontent de lui-même. Il avait pourtant parfaitement rempli sa mission, et sur ce point ne méritait que des éloges. Mais il ne se pardonnait pas, lui, libre citoyen de Sienne, et qui par là se jugeait l’égal de tout gentilhomme sur la terre, de s’être à ce point laissé troubler par une présence royale. Car il aurait beau faire, il ne pourrait jamais se cacher que la parole lui avait manqué lorsqu’il s’était trouvé devant la reine d’Angleterre, laquelle ne l’avait même pas honoré d’un sourire. « C’est une femme comme une autre après tout ! Qu’avais-je donc à si fort trembler ? » se répétait-il avec humeur. Mais il se disait cela alors qu’il était bien loin de Westminster.
N’ayant pas, comme à l’aller, rencontré de compagnon, il cheminait seul, remâchant son dépit. Cet état d’esprit ne le quitta pas de tout le voyage, et ne fit même que s’exaspérer, à mesure que les lieues passaient.
Parce qu’il n’avait pas reçu à la cour d’Angleterre l’accueil qu’il escomptait, parce qu’on ne lui avait pas, sur sa seule mine, rendu des honneurs de prince, il s’était fait l’opinion, lorsqu’il remit le pied en France, que les Anglais constituaient une nation barbare. Quant à la reine Isabelle, si elle était malheureuse, si son mari la bafouait, elle ne recevait là qu’à proportion de son mérite. « Comment ? On traverse la mer, on risque sa vie pour elle, et l’on n’est pas plus remercié que si l’on était un valet ! Ces gens-là ont de grands airs appris, mais point de manières de cour, et ils rebutent les meilleurs dévouements. Ils n’ont point à s’étonner d’être si mal aimés et si bien trahis. »
La jeunesse ne renonce pas aisément à ses désirs d’importance. Sur les mêmes routes où, quatre jours plus tôt, il s’était cru déjà ambassadeur et amant royal, Guccio se disait rageusement : « J’aurai ma revanche. » Comment ? Sur qui ? Il n’en savait rien. Mais il lui fallait une revanche.
Et d’abord, puisque le destin et le dédain des rois voulaient le maintenir dans sa condition de Lombard il allait se montrer un Lombard comme on en avait rarement vu. Un banquier puissant, audacieux et retors ; un prêteur impitoyable. Son oncle l’avait chargé de passer par le comptoir de Neauphle pour recouvrer une créance ? Eh bien ! Les débiteurs ignoraient quelle foudre allait s’abattre sur leur dos !
Prenant par Pontoise pour bifurquer à travers l’Ile-de-France, Guccio arriva à Neauphle-le-Vieux le jour de la Saint-Hugues.
Le comptoir Tolomei occupait une maison proche de l’église, sur la place du bourg. Guccio y entra d’un pas de maître, se fit montrer les registres, houspilla son monde. À quoi le commis principal était-il bon ? Faudrait-il que lui, Guccio Baglioni, propre neveu du chef de la Compagnie, se dérangeât pour chaque créance en souffrance ? Et d’abord, qui étaient ces châtelains de Cressay qui devaient trois cents livres ? On le renseigna. Le père était mort ; oui, cela Guccio le savait. Et puis ? Il y avait deux fils, vingt et vingt-deux ans. Que faisaient-ils ? Ils chassaient… Des fainéants, évidemment. Il y avait aussi une fille, seize ans… laide certainement, décida Guccio. Et une mère, qui faisait marcher la maison depuis le décès du sire de Cressay. Des gens de bonne noblesse, mais sans un sou vaillant… Combien valaient leur château, leurs champs ? Huit cents, neuf cents livres. Ils avaient un moulin, et une trentaine de serfs sur leurs terres.
— Et vous n’arrivez pas à les faire payer ? s’écria Guccio. Vous allez voir, avec moi, si cela va durer longtemps ! Comment s’appelle le prévôt de Montfort ? Portefruit ? Très bien. Si ce soir ils n’ont pas remboursé, je vais trouver le prévôt[14] et je les fais saisir. Voilà !
Il se remit en selle et partit au grand trot pour Cressay, comme s’il allait enlever une place forte à lui tout seul. « Mon or ou la saisie… mon or ou la saisie. Et ils iront s’adresser à Dieu ou à ses saints. »
Cressay, à une demi-lieue de Neauphle, était un hameau bâti à flanc de val au bord de la Mauldre, rivière qu’on pouvait franchir d’un bon saut de cheval.
14