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Le château qu’aperçut Guccio n’était en vérité qu’un petit manoir assez délabré, sans fossé d’enceinte puisque la rivière lui servait de défense, avec des tourelles basses et des abords boueux. Tout y montrait la pauvreté et le mauvais entretien. Les toitures s’affaissaient en plusieurs places ; le pigeonnier paraissait peu garni ; les murs moussus avaient des lézardes, et les bois voisins présentaient des saignées profondes.

« Tant pis. Mon or ou la saisie », se répétait Guccio en passant la porte.

Mais quelqu’un avait eu la même idée un peu avant lui, et c’était précisément le prévôt Portefruit.

Dans la cour, il y avait grand remue-ménage. Trois sergents royaux, bâton à fleur de lis en main, affolant de leurs ordres quelques serfs guenilleux, faisaient rassembler le bétail, lier les bœufs par couple, et monter du moulin des sacs de grain qu’on jetait dans un chariot de la prévôté. Les cris des sergents, les galopades des paysans terrifiés, les bêlements d’une vingtaine de brebis, les cris de la volaille, produisaient un beau vacarme.

Personne ne se soucia de Guccio ; personne ne vint lui prendre son cheval dont il attacha lui-même la bride à un anneau. Un vieux paysan passant auprès de lui dit simplement :

— Le malheur est sur cette maison. Le maître serait présent qu’il en crèverait une deuxième fois. C’est pas justice !

La porte de la demeure était ouverte et il en venait les éclats d’une violente discussion.

« Il paraît que je n’arrive pas le bon jour », pensa Guccio, dont la mauvaise humeur ne faisait que grandir.

Il monta les marches du seuil et, se guidant sur les voix, pénétra dans une salle sombre, aux murs de pierre et au plafond à poutres.

Une jeune fille, qu’il ne prit pas la peine de regarder, vint à sa rencontre.

— Je viens pour affaire et voudrais parler aux maîtres de Cressay, dit-il.

— Je suis Marie de Cressay. Mes frères sont là, et ma mère aussi, répondit la jeune fille d’une voix hésitante, en montrant le fond de la pièce. Mais ils sont fort retenus pour l’heure…

— N’importe, j’attendrai, dit Guccio.

Et, pour affirmer sa volonté, il alla se planter devant la cheminée et tendit sa botte au feu.

Au bout de la salle, on criait ferme. Encadrée de ses deux fils, l’un barbu, l’autre glabre, mais tous deux grands et rougeauds, la dame de Cressay s’efforçait de tenir tête à un quatrième personnage dont Guccio comprit bientôt qu’il était le prévôt lui-même.

Madame de Cressay, ou dame Eliabel pour le voisinage, avait l’œil brillant, la poitrine forte, et portait une quarantaine généreuse en chair dans ses vêtements de veuve.[15]

— Messire prévôt, criait-elle, mon époux s’est endetté à s’équiper pour la guerre du roi où il a gagné plus de meurtrissures que de profits, tandis que le domaine, sans homme, allait comme il pouvait. Nous avons toujours payé la taille et les aides, et donné l’aumône à Dieu. Qui a mieux fait dans la province, qu’on me le dise ? Et c’est pour engraisser des gens de votre sorte, messire Portefruit, dont les grands-pères allaient nu-pieds dans les ruisseaux, qu’on vient nous piller !

Guccio regarda autour de lui. Quelques escabeaux rustiques, deux chaises à dossier, des bancs scellés au mur, des coffres, et un grand bat-flanc à courtine qui laissait apercevoir sa paillasse, constituaient l’ameublement. Au-dessus de la cheminée était accroché un vieil écu aux couleurs déteintes, le bouclier de bataille du feu sire de Cressay.

— Je ferai plainte au comte de Dreux, continuait dame Eliabel.

— Le comte de Dreux n’est point le roi, et ce sont les ordres du roi que j’accomplis, répondit le prévôt.

— Je ne vous crois point, messire. Je ne veux point croire que le roi ordonne de traiter comme malfaiteurs des gens qui ont la chevalerie depuis deux cents années. Ou bien alors le royaume ne va plus guère.

— Au moins laissez-nous du temps ! dit le fils barbu. Nous paierons par petites sommes.

— Finissons ces palabres. Du temps, je vous en ai donné et vous n’avez point payé, coupa le prévôt.

Il avait les bras courts, la face ronde et le ton tranchant.

— Mon labeur n’est point d’entendre vos griefs, mais de faire rentrer les dettes, continua-t-il. Vous devez encore au Trésor trois cent trente livres. Si vous ne les avez point, tant pis ; je saisis et je vends.

Guccio pensa : « Ce gaillard a tout juste le langage que je m’apprêtais à tenir, et quand il sera passé il ne restera guère à prendre. Mauvais voyage, décidément. Faut-il me mettre tout de suite de la partie ? »

Et il se sentit de la hargne envers ce prévôt mal venu qui lui coupait l’herbe sous le pied.

La jeune fille qui l’avait accueilli était demeurée non loin de lui. Il la regarda mieux. Elle était blonde, avec de belles ondes de cheveux qui sortaient de sa coiffe, une peau lumineuse, un corps fin, droit et bien formé. Guccio dut reconnaître qu’il avait trop hâtivement médit d’elle.

Marie de Cressay, pour sa part, semblait fort gênée qu’un inconnu assistât à la scène. Il n’arrivait pas tous les jours qu’un jeune cavalier d’agréable visage, et dont le vêtement disait assez la richesse, passât par ces campagnes ; c’était vraiment malchance que cela se produisît justement quand la famille se montrait sous son plus mauvais jour.

Là-bas, au bout de la salle, la discussion se poursuivait.

— N’est-ce pas assez de perdre son époux, qu’on doive encore payer six cents livres pour conserver son toit ? Je ferai plainte au comte de Dreux, répétait dame Eliabel.

— Nous vous en avons déjà versé deux cent septante, que nous avons dû emprunter, dit le fils barbu.

— Nous saisir, c’est nous réduire à famine, et nous vendre, c’est nous vouloir morts, dit le second fils.

— Les ordonnances sont les ordonnances, répliqua le prévôt ; je sais mon droit ; je fais la saisie et je ferai la vente.

Vexé comme un acteur dépossédé de son rôle, Guccio dit à la jeune fille :

— Ce prévôt m’est bien odieux. Que vous veut-il ?

— Je ne sais, et mes frères guère davantage ; nous comprenons peu à ces choses, répondit-elle. Il s’agit de la taille de mutation, après le trépas de notre père.

— Et c’est pour cela qu’il réclame six cents livres ? dit Guccio en plissant le front.

— Ah ! Messire, nous avons le malheur sur nous, murmura-t-elle.

Leurs regards se rencontrèrent, se retinrent un instant, et Guccio crut que la jeune fille allait pleurer. Mais non ; elle tenait bon contre l’adversité, et ce ne fut que par pudeur qu’elle détourna ses belles prunelles bleu sombre.

Guccio réfléchissait. Soudain, par une grande volte à travers la salle, il vint se planter devant l’agent de l’autorité et lança :

— Permettez, messire prévôt ! Ne seriez-vous point un peu en train de voler ?

Stupéfait, le prévôt lui fit face et lui demanda qui il était.

— Il n’importe, répliqua Guccio, et souhaitez ne point l’apprendre trop vite, si par malchance vos comptes n’étaient pas justes. Mais j’ai, moi aussi, quelque raison de m’intéresser aux hoirs du sire de Cressay. Veuillez me dire à combien vous estimez ce domaine.

Comme l’autre essayait de le prendre de haut et menaçait d’appeler ses sergents, Guccio continua :

— Prenez garde ! Vous parlez à un homme qui, voici cinq jours, était l’hôte de Madame la reine d’Angleterre, et qui a le pouvoir, demain, de faire savoir à messire Enguerrand de Marigny comment ses prévôts se comportent. Alors répondez, messire : que vaut ce domaine ?

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15

La tenue des veuves de la noblesse, assez semblable au vêtement des religieuses, se composait d’une longue robe noire, sans ornement ni bijoux, d’une guimpe blanche enfermant le cou et le menton, et d’un voile blanc posé sur les cheveux.