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— Est-ce chose avouée, Nogaret ? demanda Philippe le Bel.

— Hélas, Sire, c’est chose honteuse, affreuse et avouée.

— Faites-nous lecture.

Nogaret ouvrit la chemise de vélin et commença :

— « Nous, Guillaume de Nogaret, chevalier, secrétaire général du royaume et gardien des Sceaux de France par la grâce de notre bien-aimé Sire, le roi Philippe quatrième, avons, sur l’ordre d’icelui, ce jour, vingt-cinquième d’avril mille trois cent quatorze, entre minuit et prime, au château de Pontoise, ouï sous la question donnée avec l’assistance des tourmenteurs de la prévôté de ladite ville les sires Gautier d’Aunay, bachelier de Monseigneur Philippe, comte de Poitiers, et Philippe d’Aunay, écuyer de Monseigneur Charles, comte de Valois…»

Nogaret aimait le travail bien fait. Certes, les deux d’Aunay avaient d’abord nié ; mais le garde des Sceaux avait une manière de conduire les interrogatoires devant laquelle les scrupules de galanterie ne pouvaient tenir longtemps. Il avait obtenu des jeunes gens des aveux complets et circonstanciés. Le temps où les aventures des princesses avaient commencé, les dates des rencontres, les nuits à la tour de Nesle, les noms des serviteurs complices, et tout ce qui, pour les coupables, avait représenté passion, fièvre et plaisir, était énuméré, consigné, détaillé, étalé dans les minutes de l’interrogatoire.

Isabelle osait à peine regarder ses frères, et eux-mêmes hésitaient à se regarder entre eux. Pendant près de quatre ans, ils avaient été ainsi bernés, roulés, enfarinés ; chaque parole de Nogaret les accablait de malheur et de honte.

L’énoncé des dates posait à Louis de Navarre une question terrible : « Pendant les six premières années de notre mariage, nous n’avons pas eu d’enfant. Il ne nous en est venu qu’après que ce d’Aunay est entré dans le lit de Marguerite… Alors la petite Jeanne…» Et il n’entendait plus rien, parce qu’il ne faisait que se répéter, dans un grand bourdonnement de sang qui lui bruissait aux oreilles : « Ma fille n’est pas de moi… Ma fille n’est pas de moi…»

Le comte de Poitiers, lui, s’efforçait de ne rien perdre de la lecture. Nogaret n’avait pu faire dire aux frères d’Aunay que la comtesse de Poitiers ait eu un amant, ni leur arracher un nom. Or, après tout ce qu’ils avaient avoué, on pouvait bien penser que ce nom, s’ils l’avaient connu, cet amant, s’il avait existé, ils l’eussent livré. Que la comtesse Jeanne ait joué un rôle de complicité assez infâme n’était pas douteux… Philippe de Poitiers réfléchissait.

— « Considérant avoir suffisamment éclairé la cause, et la voix des prisonniers devenant inaudible, nous avons décidé de clore la question, pour en faire rapport au roi notre Sire. »

Le garde des Sceaux avait achevé. Il rangea ses feuillets et attendit.

Au bout de quelques instants, Philippe le Bel souleva le menton de dessus sa paume.

— Messire Guillaume, dit-il, vous nous avez clairement instruit de choses douloureuses. Quand nous aurons jugé, vous détruirez ceci…

Il désigna la chemise de vélin.

— … afin qu’il n’en demeure trace que dans le secret de nos mémoires.

Nogaret s’inclina et sortit.

Il y eut un long silence, puis quelqu’un, soudain, cria :

— Non !

C’était le prince Charles qui s’était levé. Il répéta : « Non ! » comme si la vérité lui était impossible à admettre. Ses mains tremblaient ; ses joues étaient marbrées de rose, et il n’arrivait pas à retenir ses larmes.

— Les Templiers… dit-il, l’air égaré.

— Que dites-vous, Charles ? demanda Philippe le Bel.

Il n’aimait pas qu’on rappelât ce souvenir trop récent. Il avait encore dans l’oreille, comme chacun ici à l’exception d’Isabelle, la voix du grand-maître… « Maudits jusqu’à la treizième génération de vos races…»

Mais Charles ne songeait pas à la malédiction.

— Cette nuit-là, bredouilla-t-il, cette nuit-là, ils étaient ensemble.

— Charles, dit le roi, vous avez été un bien faible époux ; feignez au moins d’être un prince fort.

Ce fut le seul mot de soutien que le jeune homme reçut de son père.

Monseigneur de Valois n’avait encore rien dit, et c’était pour lui une pénitence que de rester si longtemps silencieux. Il profita de l’instant pour exploser.

— Par le sang Dieu, s’écria-t-il, il se passe d’étranges choses dans le royaume, et jusque sous le toit du roi ! La chevalerie se meurt, Sire mon frère, et tout honneur avec elle…

Sur quoi il se lança dans une grande diatribe dont l’enflure brouillonne était nourrie d’assez de perfidie. Pour Valois, tout se tenait. Les conseillers du roi, Marigny en tête, avaient voulu abattre les ordres chevaleresques ; mais la bonne morale s’écroulait du même coup. Les légistes « nés dans le tout-venant » inventaient on ne sait quel nouveau droit, tiré des institutes romaines, pour remplacer le bon vieux droit féodal. Le résultat ne se laissait point attendre. Au temps des croisades, les femmes demeuraient esseulées pendant de longues années ; elles savaient garder l’honneur, et nul vassal ne se fût hasardé à le leur ravir. Maintenant, tout n’était que honte et licence. Comment ? Deux écuyers…

— L’un de ces écuyers appartient à votre hôtel, mon frère, dit sèchement le roi.

— Tout comme l’autre, mon frère, est bachelier[17] de votre fils, répliqua Valois en montrant le comte de Poitiers. Celui-ci écarta ses longues mains.

— Chacun de nous, dit-il, peut être dupe de la créature à laquelle il a accordé foi.

— C’est bien pour ce, s’écria Valois qui tirait argument de tout, c’est bien pour ce qu’il n’est pire crime de vassal que d’entendre séduction et rapt d’honneur sur la femme de son suzerain. Les d’Aunay ont failli…

— Considérez-les pour morts, mon frère, interrompit le roi.

Il eut de la main un geste à la fois négligent et tranchant qui valait la plus longue sentence, et poursuivit :

— Ce qu’il nous faut régler, c’est le sort des princesses adultères… Souffrez, mon frère, que j’interroge d’abord mes fils… Parlez, Louis.

Au moment d’ouvrir la bouche, Louis de Navarre fut pris d’une quinte de toux et deux plaques rouges lui vinrent aux pommettes. On respecta son étouffement. Lorsqu’il eut enfin reprit son souffle, il s’écria :

— On va dire bientôt que ma fille est une bâtarde. Voilà ce qu’on va dire ! Une bâtarde !

— Si vous êtes le premier à le clamer, Louis, répondit le roi, certes d’autres ne se priveront point de le répéter.

— En vérité… dit Charles de Valois qui n’avait pas encore songé à la chose, et dont le gros œil bleu brilla brusquement d’une bizarre lumière.

— Et pourquoi ne pas le crier, si cela est vrai ? reprit Louis, perdant tout contrôle.

— Taisez-vous, Louis… dit le roi de France en frappant sur l’accoudoir de son siège. Veuillez seulement dire votre conseil sur le châtiment qu’il faut réserver à votre épouse.

— Qu’on lui ôte la vie ! répondit le Hutin. À elle, et aux deux autres. Toutes trois. La mort, la mort, la mort !

Il répéta : « La mort ! », les dents serrées, et sa main dans le vide abattait des têtes.

Alors Philippe de Poitiers, ayant du regard demandé la parole à son père, dit :

— La douleur vous égare, Louis. Jeanne n’a point sur l’âme si gros péché que Marguerite et Blanche. Certes, elle est grandement coupable d’avoir servi leurs entraînements, et par cela elle a fort démérité. Mais messire de Nogaret n’a point obtenu de preuves qu’elle ait trahi le mariage.

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17

Le bachelier, dans la hiérarchie féodale, tenait le rang intermédiaire entre le chevalier et l’écuyer. Ce titre s’appliquait soit aux gentilshommes qui n’avaient pas les moyens de lever une bannière, c’est-à-dire une troupe personnelle, soit à de jeunes seigneurs en attente de recevoir la chevalerie. L’écuyer, au sens littéral, portait l’écu du chevalier, mais le mot était souvent employé comme terme générique pour désigner bacheliers et varlets.