Comme il arrive souvent aux hommes de pouvoir, lorsqu’ils viennent d’assumer de tragiques responsabilités, le roi Philippe méditait autour de problèmes universels et vagues, quêtant dans l’invisible la certitude d’un ordre où s’inscrivissent sans erreur sa vie et ses actions.
Enfin, il se redressa et dit :
— Enguerrand, je pense que nous avons bien jugé. Mais où va le royaume ? Mes fils n’ont point d’héritiers.
Marigny répondit :
— Ils en auront s’ils reprennent femme, Sire.
— Ils ont femme devant Dieu.
— Dieu peut les en délivrer.
— Dieu n’obéit pas aux seigneurs de la terre.
— Le pape peut délier, dit Marigny.
Le regard du roi se tourna vers Nogaret.
— L’adultère n’est point motif d’annulation du mariage, dit aussitôt le garde des Sceaux.
— Nous n’avons pourtant pas d’autre recours, dit Philippe le Bel. Et je n’ai point à considérer la loi commune, fût-elle aux mains du pape. Un roi doit prévoir qu’il peut mourir à toute heure. Je ne puis m’en remettre à d’éventuels veuvages pour assurer la lignée royale.
Nogaret leva sa grande main maigre et plate.
— Alors, Sire, dit-il, que n’avez-vous fait exécuter vos brus, deux tout au moins ?
— Je l’eusse fait à coup sûr, répondit froidement Philippe le Bel, si par cela je ne me fusse, d’évidence, aliéné les deux Bourgognes. La succession au trône est certes chose importante ; mais l’unité du royaume ne l’est pas moins.
Marigny approuva du front, silencieusement.
— Messire Guillaume, poursuivit le roi, vous allez donc vous rendre auprès du pape Clément, et vous saurez lui représenter qu’une union de roi n’est pas union d’homme ordinaire. Mon fils Louis est mon successeur ; il doit être le premier délié.
— J’y emploierai mon zèle, Sire, répondit Nogaret. Mais ne doutez pas que la duchesse de Bourgogne ne mette tout en œuvre pour nous faire obstacle auprès du Saint-Père.
On entendit un bruit de galop aux abords du château, puis les grincements des barres et des ferrures de la porte principale. Marigny s’approcha de la fenêtre, tout en disant :
— Le Saint-Père nous doit trop, et d’abord sa tiare, pour ne pas entendre nos raisons. Le droit canon offre assez de motifs…
Les fers d’un cheval sonnèrent sur les pavés de la cour.
— Un chevaucheur, Sire, dit Marigny. Il semble avoir parcouru un long chemin.
— De qui vient-il ? dit le roi.
— Je ne sais pas ; je ne distingue point ses armes[18]… Il conviendrait aussi, continua Marigny, de chapitrer un peu Monseigneur Louis, pour qu’il n’allât pas, par quelque démarche mal ordonnée, gâcher sa propre affaire.
— J’y veillerai, Enguerrand, dit le roi.
À ce moment Hugues de Bouville entra.
— Sire, un messager de Carpentras. Il demande à être reçu par vous-même.
— Qu’il vienne.
— Le courrier du pape, dit Nogaret.
La coïncidence n’avait rien qui dût les surprendre. Entre le Saint-Siège et la cour, la correspondance était fréquente, sinon quotidienne.
Le chevaucheur, un garçon de vingt-cinq ans environ, de grande taille et large d’épaules, était couvert de poussière et de boue. La croix et la clef, largement brodées sur sa cotte jaune et noir, désignaient un serviteur de la papauté. Il tenait à la main gauche son couvre-chef et son bâton de fonction. Il s’avança vers le roi, mit le genou en terre, et détacha de sa ceinture la boîte d’ébène et d’argent qui contenait le message.
— Sire, dit-il, le pape Clément est mort.
Les assistants eurent le même sursaut. Le roi et Nogaret, particulièrement, se regardèrent et pâlirent. Le roi ouvrit la boîte d’ébène, sortit une lettre dont il brisa le sceau qui était celui du cardinal Arnaud d’Auch. Il lut avec attention, comme pour bien s’assurer de la vérité de la nouvelle.
— Le pape que nous avions fait est maintenant à Dieu, murmura-t-il en tendant le parchemin à Marigny.
— Quand a-t-il passé ? demanda Nogaret.
— Voilà six jours francs, répondit Marigny. Dans la nuit du 19 au 20.
— Un mois après, dit le roi.
— Oui, Sire, un mois après… dit Nogaret.
Ils avaient fait, ensemble, le même calcul. Le 18 mars, au milieu des flammes, le grand-maître des Templiers leur avait crié : « Pape Clément, chevalier Guillaume, roi Philippe, avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu…» Et voici que le premier déjà était mort.
— Dis-moi, reprit le roi s’adressant au chevaucheur et lui faisant signe de se relever ; comment est mort notre Saint-Père ?
— Sire, le pape Clément était chez son neveu, messire de Got, à Carpentras, quand il fut saisi de fièvres et d’angoisses. Alors il dit qu’il voulait retourner en Guyenne, pour y mourir au lieu de sa naissance, à Villandraut. Mais il ne put aller plus loin que la première étape, et dut se fermer à Roquemaure près Châteauneuf. Ses physiciens ont tout essayé pour le garder en vie, jusques à lui faire manger des émeraudes pilées en poudre, qui sont remède le meilleur, à ce qu’il paraît, pour le mal qu’il avait. Mais rien n’a fait. L’étouffement l’a pris. Les cardinaux étaient autour de lui. Je ne sais rien d’autre.
Il se tut.
— Va, dit le roi.
Le chevaucheur sortit. Il n’y eut plus, dans la salle, d’autre bruit que le souffle du grand lévrier qui dormait devant le feu.
Le roi et Nogaret n’osaient se regarder. « Serait-il possible vraiment, pensaient-ils, que nous soyons maudits ?… Auquel de nous deux, maintenant ? »
Le monarque était d’une pâleur impressionnante, et il avait, dans sa longue robe royale, la raideur glacée des gisants.
TROISIÈME PARTIE
LA MAIN DE DIEU
I
LA RUE DES BOURDONNAIS
Le peuple de Paris ne mit que huit jours à construire, autour de la condamnation des princesses adultères, une légende de débauche et de cruauté. Imaginations de carrefours et vantardises de boutiques : tel affirmait tenir la vérité, de première bouche, d’un sien compère qui livrait les épices à l’hôtel de Nesle ; tel autre avait un cousin à Pontoise… L’affabulation populaire s’était surtout emparée de Marguerite de Bourgogne et lui faisait tenir un rôle extravagant. Ce n’était plus un amant qu’on attribuait à la reine de Navarre, mais dix, mais cinquante ; un par soirée… On se montrait, avec force récits et une sorte de fascination craintive, la tour de Nesle devant laquelle des gardes veillaient à présent, de jour et de nuit, afin d’écarter les curiosités. Car l’affaire n’était pas terminée. Plusieurs cadavres avaient été repêchés dans les parages. On affirmait que l’héritier du trône, enfermé dans son hôtel, tourmentait ses serviteurs pour leur faire avouer ce qu’ils savaient de l’inconduite de sa femme, et ensuite expédiait leurs corps à la Seine.
Un matin, vers tierce, la belle Béatrice d’Hirson sortit de l’hôtel d’Artois. On était au début de mai et le soleil jouait sur les vitres des maisons. Sans se hâter, Béatrice avançait, satisfaite de sentir le vent tiède lui caresser le front. Elle savourait l’odeur du printemps naissant, et prenait plaisir à provoquer le regard des hommes, surtout lorsqu’ils étaient de petite condition.
18
On appelait