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Elle gagna le quartier Saint-Eustache et s’engagea dans la rue des Bourdonnais. Les écrivains publics y avaient leurs échoppes, et aussi les marchands de cire qui fabriquaient les tablettes à écrire, en même temps que les chandelles et encaustiques. Mais il s’y pratiquait d’autres trafics. Au fond de certaines maisons, on cédait à prix d’or, avec des précautions extrêmes, les ingrédients nécessaires à toutes sorcelleries : poudre de serpent, crapauds pilés, cervelles de chats, poils de ribaudes, ainsi que les plantes, cueillies au juste temps de la lune, avec lesquelles on fabriquait les philtres d’amour ou les poisons destinés à « enherber » un ennemi. Et l’on appelait souvent la « rue aux Sorcières » cette voie étroite où le Diable tenait marché autour de la cire d’abeille, matière première des envoûtements.

L’air détaché, le regard glissant, Béatrice d’Hirson entra dans une boutique qui avait pour enseigne un grand cierge de tôle peinte.

La boutique, étroite de façade, était longue et sombre. Au plafond pendaient des cierges de toutes tailles et, sur les casiers qui garnissaient les murs, des chandelles étaient empilées, ainsi que les pains bruns, rouges ou verts utilisés pour les sceaux. L’air sentait fortement la cire, et tout objet était un peu collant sous le doigt.

Le marchand, vieil homme coiffé d’un gros bonnet de laine écrue, faisait ses comptes à l’aide d’un boulier. À l’arrivée de Béatrice, son visage s’ouvrit d’un sourire édenté.

— Maître Engelbert… dit Béatrice, je viens vous payer la dépense de l’hôtel d’Artois…

— Ah ! C’est une bonne action, ma noble dame, c’est une bonne action. Car l’argent, ces temps-ci, court plus vite à sortir qu’à rentrer. Chacun qui nous fournit veut être payé sur l’heure. Et puis surtout, c’est la maltôte qui nous étrangle ! Quand je vous vends pour une livre, je dois verser un denier. Le roi gagne plus que moi sur mon travail.[19]

Il chercha parmi ses tablettes de comptes celle qui concernait l’hôtel d’Artois, et l’approcha de ses yeux de souris.

— Alors nous avons quatre livres huit sous, sauf à m’être trompé. Et quatre deniers, se hâta-t-il d’ajouter, car il avait pris l’habitude de faire supporter à l’acheteur cette maltôte dont il se plaignait tant.

— Moi… j’ai compté six livres… dit doucement Béatrice en posant deux écus sur le comptoir.

— Ah ! Voilà une bonne pratique, comme il nous en faudrait grand nombre !

Il porta les pièces à ses lèvres, puis ajouta, la mine complice :

— Vous voulez sans doute voir votre protégé ? J’en suis bien satisfait. Il est fort serviable ; il parle peu… Maître Evrard !

L’homme qui entra, venant de l’arrière-boutique, boitait. Il avait une trentaine d’années ; il était maigre, mais solidement bâti, avec le visage osseux, la paupière creuse et sombre.

Aussitôt, maître Engelbert se souvint d’une livraison urgente.

— Mettez la clenche derrière moi. Je serai absent une petite heure, dit-il au boiteux.

Celui-ci, dès qu’il fut seul avec Béatrice, la prit par les poignets.

— Venez, dit-il.

Elle le suivit vers le fond de la boutique, passa sous un rideau qu’il souleva, et se trouva dans la resserre où l’on entreposait les pains de cire brute, les tonnelets de suif, les paquets de mèches. On y voyait aussi une étroite paillasse coincée entre un vieux coffre et le mur salpêtré.

— Mon château, mes domaines, la commanderie du chevalier Evrard ! dit le boiteux avec une ironie amère en désignant ce misérable habitacle. Mais cela vaut mieux que la mort, n’est-ce pas ?

Et, saisissant Béatrice aux épaules :

— Et toi, souffla-t-il, tu vaux mieux que l’éternité.

Autant la voix de Béatrice était lente et calme, autant celle d’Evrard était précipitée.

Béatrice souriait, de cet air qu’elle avait de toujours se moquer vaguement des choses et des gens. Elle éprouvait une délectation perverse à sentir les êtres dépendre d’elle. Or, cet homme était doublement à sa merci.

Elle l’avait découvert un matin, et pareil à une bête traquée, dans un coin d’écurie à l’hôtel d’Artois. Il tremblait et défaillait de peur et de faim. Ancien Templier d’une commanderie du nord de la France, cet Evrard était parvenu à s’évader de prison, la veille d’être brûlé. Il avait échappé au bûcher, mais non aux tortures. De la question trois fois appliquée, il gardait la jambe à jamais tordue, et aussi la raison un peu dérangée. Parce qu’on lui avait brisé les os pour lui faire confesser des pratiques démoniaques dont il était innocent, il avait décidé, par représailles, de se convertir au Diable. En apprenant la haine, il avait désappris la foi.

Il ne rêvait que sorcellerie, sabbats et hosties profanées. La rue des Bourdonnais pour cela était une résidence de choix. Béatrice l’avait placé chez Engelbert qui le nourrissait, le logeait, et surtout lui fournissait un alibi au regard de la prévôté. Ainsi Evrard, dans son antre suiffé, se prenant pour une véritable incarnation des puissances sataniques, s’entretenait d’espoirs de vengeance et de visions de luxure.

Sans un tic qui par instants lui déformait brusquement le visage, il n’eût pas été dépourvu d’une certaine et rude séduction. Son regard avait de l’ardeur et de l’éclat. Tandis qu’il parcourait Béatrice des mains, fébrilement, et qu’elle le laissait faire, toujours placide, elle dit :

— Tu dois être content… Le pape est mort…

— Oui ! oui ! dit Evrard avec une joie méchante. Ses physiciens lui ont fait digérer des émeraudes pilées. Bon remède, qui tranche les boyaux. Quels qu’ils soient, ces médecins-là sont de mes amis. La malédiction de maître Jacques commence à s’accomplir. Un de crevé déjà ! La main de Dieu frappe vite, quand la main des hommes y aide.

— Et aussi celle du Diable, dit-elle en souriant.

Il avait relevé sa jupe sans qu’elle eût le moins du monde protesté. Les doigts gantés de cire de l’ancien Templier caressaient une belle cuisse ferme, lisse et chaude.

— Veux-tu l’aider à frapper encore ? reprit-elle.

— Qui ?

— Ton pire ennemi… à qui tu dois ton pied brisé…

— Nogaret…, murmura Evrard.

Il recula un peu, et son tic par trois fois lui tordit le visage.

Ce fut elle qui se rapprocha.

— Tu peux te venger… si tu le désires… N’est-ce point ici qu’il se fournit en lumière ? Vous lui vendez ses chandelles ?

— Oui, dit-il.

— Comment sont-elles faites ?

— Des chandelles très longues, en cire blanche, avec des mèches traitées à part qui donnent peu de fumée. Pour son hôtel il use de grands cierges jaunes qu’il ne prend pas chez nous. Ces chandelles-là, qu’on appelle des chandelles à légiste, il les emploie seulement lorsqu’il est à écrire dans son cabinet, et il en brûle deux douzaines la semaine.

— En es-tu sûr ?

— Son concierge les vient quérir par grosses. Il désigna un casier.

— Sa prochaine provision est déjà apprêtée, et celle de Marigny à côté, et celle de Maillard, le secrétaire du roi. C’est avec cela qu’ils éclairent tous les crimes que fabriquent leurs cervelles. Je voudrais pouvoir cracher dessus le venin du Diable.

Béatrice continuait de sourire.

— Je peux te donner aussi bien… dit-elle. Moi, je sais le moyen d’empoisonner une chandelle…

— Est-ce possible ? demanda Evrard.

— Si on en respire la flamme une heure, on n’en regarde plus jamais d’autre… sinon celle de l’Enfer. C’est un moyen qui ne laisse point de trace et n’a pas de remède.

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19

Le terme de maltôte – du bas latin mala tolta, mauvaise prise, mauvaise levée – fut adopté par le peuple pour désigner un impôt sur les transactions institué par Philippe le Bel, et qui consistait en une taxe d’un denier à la livre sur le prix des marchandises vendues. Ce fut cette taxe de 0,50 %, si l’on comptait en livres tournois, et de 0,33 %, si l’on comptait en livres parisis, qui déclencha de graves émeutes et laissa le souvenir d’une mesure financière écrasante.