— Comment le connais-tu ?
— Ah… Voilà… fit Béatrice en ondulant des épaules et en baissant les paupières. Une poudre qu’il suffit de mêler à la cire…
— Et pourquoi désires-tu frapper Nogaret ? demanda Evrard.
Toujours se dandinant comme par coquetterie, elle répondit :
— Peut-être parce que d’autres gens que toi veulent aussi s’en venger. Tu ne risques rien…
Evrard réfléchit un instant. Son regard se faisait plus aigu, plus luisant.
— Alors, il ne faudrait pas tarder, dit-il en précipitant ses mots. Il se pourrait que j’aie à partir bientôt. Ne le répète point, surtout ; mais le neveu du grand-maître, messire Jean de Longwy, a commencé de nous compter. Il a juré, lui aussi, de venger messire de Molay. Nous ne sommes point tous morts, malgré le maudit qui nous occupe. J’ai reçu l’autre jour un de mes anciens frères, Jean du Pré, qui me portait un message, m’informant de me tenir prêt à m’en aller vers Langres. Ce serait belle chose que d’amener en présent à messire de Longwy l’âme de Nogaret… Quand pourrai-je avoir cette poudre ?
— Je l’ai là… dit calmement Béatrice en ouvrant son aumônière.
Elle tendit à Evrard un sachet, qu’il ouvrit avec prudence, et qui contenait deux matières mal mêlées, l’une grise, l’autre cristalline et blanchâtre.
— C’est de la cendre, dit Evrard en montrant la poudre grise.
— Oui… la cendre de la langue d’un homme que Nogaret a fait périr… Je l’ai mise à dessécher dans un four, à la minuit… C’est pour appeler le Diable…
Puis elle désigna la poudre blanche :
— Et là, c’est du serpent de Pharaon[20]… Cela ne tue qu’en brûlant.
— Et tu dis qu’en mettant les deux dans une chandelle ?…
Béatrice abaissa le front avec assurance. Evrard fut un moment hésitant ; son regard allait du sachet à Béatrice.
— Mais il faut que ce soit fait devant moi, ajouta-t-elle.
L’ancien Templier alla chercher un réchaud dont il attisa les chardons. Puis il tira une chandelle de la provision préparée pour le garde des Sceaux, la plaça dans un moule et la mit à mollir. Ensuite il la fendit avec une lame et versa le long de la mèche le contenu du sachet.
Béatrice tournait autour de lui, en marmonnant des paroles de conjuration où revint trois fois le prénom de Guillaume. Le moule fut remis au feu, puis refroidi dans un bac rempli d’eau.
La chandelle ressoudée ne gardait aucune trace de l’opération.
— Pour un homme qu’on a plutôt habitué à manier l’épée, ce n’est point mauvais travail, dit Evrard, l’air cruel et content de lui.
Et il alla remettre la chandelle où il l’avait prise, en ajoutant :
— Qu’elle soit bonne messagère d’éternité.
La chandelle empoisonnée, au milieu du paquet, et sans qu’on pût la distinguer des autres, était maintenant comme le gros lot d’une abominable loterie. Quel jour le valet chargé de garnir les chandeliers du garde des Sceaux la tirerait-il ? Béatrice eut un petit rire. Mais déjà Evrard revenait vers elle et la saisissait à pleins bras.
— Il se peut que nous nous voyions pour la dernière fois.
— Peut-être oui… peut-être non… dit-elle.
Il l’entraîna vers le grabat.
— Comment faisais-tu… quand tu étais Templier… pour rester chaste ? demanda-t-elle.
— Je n’ai jamais pu le demeurer, répondit-il d’une voix sourde.
Alors, la belle Béatrice leva les yeux vers les solives, où pendaient les cierges d’église, et elle se laissa pénétrer de l’illusion d’être prise par le Diable. Au reste, Evrard n’était-il pas boiteux ?
II
LE TRIBUNAL DES OMBRES
Chaque nuit, messire de Nogaret, chevalier, légiste et garde des Sceaux, travaillait fort tard en son cabinet, comme il l’avait fait toute sa vie. Et chaque matin la comtesse d’Artois apprenait que son ennemi avait été vu en parfaite santé, semblait-il, et se rendant d’un bon pied, ses portefeuilles sous le bras, à l’hôtel du roi. La comtesse posait alors un regard lourd sur sa demoiselle de parage.
— Patientez, Madame… Une grosse, cela fait douze douzaines. À raison de deux douzaines la semaine…
Mais la patience n’était pas le fort de Mahaut, qui commençait à prendre très petite opinion des vertus mortifères du serpent de Pharaon. À savoir seulement si la chandelle empoisonnée était bien allée chez son destinataire, s’il n’y avait pas eu échange ou erreur, ou si quelque valet n’avait pas laissé choir précisément cette chandelle-là. Pour être certain de réussir, il eût fallu pouvoir la planter soi-même dans le candélabre.
— La langue ne peut pas se tromper, Madame… assurait Béatrice.
Mahaut croyait peu à la sorcellerie.
— Coûteuses manigances, pour piètres résultats. D’abord un bon poison, décrétait-elle, s’administre par la bouche et non par fumée.
Néanmoins, lorsque Béatrice lui portait son bougeoir, le soir, elle ne manquait pas de lui demander avec un peu d’inquiétude ;
— Ce ne sont point des chandelles à légiste ?
— Mais non… Madame… répondait Béatrice.
Or un matin de la fin mai, Nogaret, contrairement à ses habitudes, arriva en retard au Conseil ; il pénétra dans la salle alors que déjà le roi était assis.
Nogaret s’inclina très bas en offrant ses excuses ; ce faisant, un vertige le saisit et il dut se rattraper à la table.
La plus urgente affaire était l’élection papale.
Le siège pontifical était vacant maintenant depuis quatre semaines, et les cardinaux, réunis en conclave à Carpentras selon les instructions dernières de Clément V, se livraient un combat qui ne paraissait pas près de finir.
On connaissait fort bien la position et la pensée du roi de France. Philippe le Bel voulait que la papauté restât en Avignon, là où il l’avait installée, à portée de sa main ; il voulait que le pape si possible fût français ; il voulait que l’énorme organisation politique que constituait l’Église ne pût jouer, comme elle l’avait fait souvent, contre le royaume.
Les vingt-trois cardinaux assemblés à Carpentras, et qui venaient de partout, d’Italie, de France, d’Espagne, de Sicile, d’Allemagne, étaient déchirés en presque autant de camps qu’il y avait de chapeaux.
Les disputes théologiques, les rivalités d’intérêt, les rancunes de famille alimentaient leurs luttes. Chez les cardinaux italiens surtout, entre les Caëtani, les Colonna et les Orsini, existaient des haines inexpiables.
— Ces huit cardinaux italiens, dit Marigny, ne sont accordés que dans leur volonté de ramener à Rome la papauté. Par bonheur, ils ne le sont sur le nom d’aucun papable.
— Cet accord peut se faire avec le temps, remarqua Monseigneur de Valois.
— C’est pourquoi il ne faut point leur en donner, répondit Marigny.
Nogaret sentit à ce moment comme une nausée qui lui alourdissait l’estomac et gênait sa respiration. Il voulut se redresser sur son siège et il éprouva de la difficulté pour commander à ses muscles. Puis, son malaise disparut ; il respira largement et s’essuya le front.
— Rome est la ville du pape pour tous les chrétiens, dit Charles de Valois. Le centre du monde est à Rome.
— Chose qui convient aux Italiens, sans doute, mais non au roi de France, dit Marigny.
— Vous ne pouvez tout de même refaire l’œuvre des siècles, messire Enguerrand, et empêcher que le trône de saint Pierre ne soit là où il l’a fondé.
20
Le poison ainsi désigné était vraisemblablement le sulfo cyanure de mercure. Ce sel donne, par combustion, de l’acide sulfureux, des vapeurs mercurielles et des composés cyanhydriques pouvant déclencher une intoxication à la fois cyanhydrique et mercurielle.
Presque tous les poisons du Moyen Âge étaient d’ailleurs à base de mercure, matière de prédilection des alchimistes. Le nom de « serpent de Pharaon » est passé ultérieurement à un jouet d’enfant dans la fabrication duquel ce sel était utilisé.