— J’ai empêché qu’on ne le tuât, gémit Nogaret.
Il plaidait encore. Mais bientôt il se mit à sangloter, comme avait sangloté Boniface jeté au bas de son trône ; il était de nouveau à la place de l’autre…
La raison du vieux pape n’avait pas résisté à l’attentat et à l’outrage. Tandis qu’on le ramenait à Rome, Boniface continuait de pleurer comme un enfant. Puis il était tombé dans une démence furieuse, insultant quiconque l’approchait, et se traînant à quatre pattes dans la chambre où on le gardait. Un mois plus tard il mourait en repoussant, dans une crise de rage, les derniers sacrements…
Penché sur Nogaret et multipliant les signes de croix, le frère dominicain ne comprenait pas pourquoi l’ancien excommunié s’obstinait à refuser une extrême-onction qu’il avait reçue quelques heures plus tôt.
Bouville partit. Le barbier, se sachant inutile jusqu’au moment où il aurait à procéder à la toilette funéraire, s’était endormi sur son siège et dodelinait la tête. Le dominicain de temps à autre abandonnait son chapelet pour moucher la chandelle.
Vers quatre heures du matin les lèvres de Nogaret articulèrent faiblement :
— Pape Clément… chevalier Guillaume… roi Philippe…
Ses grands doigts bruns et plats grattaient le drap.
— Je brûle, dit-il encore.
Puis les fenêtres devinrent grises de la timide lueur de l’aube, et une cloche tinta, de l’autre côté de la Seine. Les serviteurs remuèrent dans le vestibule. L’un deux entra, traînant les pieds, et vint ouvrir une croisée. Paris sentait le printemps et les feuilles. La ville s’éveillait dans une rumeur confuse.
Nogaret était mort et un filet de sang séchait sous ses narines. Le frère de saint Dominique dit :
— Dieu l’a pris !
III
LES DOCUMENTS D’UN RÈGNE
Une heure après que Nogaret eut rendu l’âme, messire Alain de Pareilles, accompagné de Maillard, le secrétaire du roi, vint se saisir de tous les documents, pièces et dossiers qui se trouvaient en la demeure du garde des Sceaux.
Puis le roi lui-même fit une dernière visite à son ministre. Il ne resta devant le corps qu’un temps assez bref. Ses yeux pâles fixaient le mort, sans ciller, comme lorsqu’il lui posait sa question habituelle : « Votre conseil, Nogaret ? » Et il semblait déçu de ne plus avoir réponse.
Philippe le Bel, ce matin-là, n’accomplit point sa quotidienne promenade à travers les rues et les marchés. Il rentra directement au Palais où il commença, aidé de Maillard, l’examen des dossiers pris chez Nogaret et qu’on avait déposés dans son cabinet.
Bientôt, Enguerrand de Marigny se présenta chez le roi. Le souverain et son coadjuteur se regardèrent, et le secrétaire sortit.
— Le pape, au bout d’un mois… dit le roi. Et un mois après, Nogaret…
Il y avait de l’angoisse, presque de la détresse, dans la façon dont il avait prononcé ces mots. Marigny s’assit sur le siège que le souverain lui désignait. Il resta un moment silencieux, puis dit :
— Certes, ce sont d’étranges coïncidences, Sire. Mais de semblables choses arrivent sans doute chaque jour, dont nous ne sommes pas frappés parce que nous les ignorons.
— Nous avançons en âge, Enguerrand. C’est une malédiction suffisante.
Il avait quarante-six ans, Marigny quarante-neuf. Peu d’hommes, à cette époque, atteignaient la cinquantaine.
— Il faut faire tri de tout ceci, reprit le roi en montrant les dossiers.
Ils se mirent au travail. Une partie des pièces seraient déposées aux Archives du royaume, dans le Palais même.[22] D’autres, qui concernaient des affaires en cours, seraient conservées par Marigny ou remises à ses légistes ; d’autres enfin, par prudence, iraient au feu.
Le silence régnait dans le cabinet, à peine troublé par les cris lointains des marchands et la rumeur de Paris.
Le roi se penchait sur les liasses ouvertes. C’était tout son règne qu’il voyait repasser devant lui, vingt-neuf années pendant lesquelles il avait administré le sort de millions d’hommes, et imposé son influence à l’Europe entière.
Et brusquement cette suite d’événements, de problèmes, de conflits, de décisions, lui parut comme étrangère à sa propre vie, à son propre destin. Une autre lumière éclairait ce qui avait fait le travail de ses jours et le souci de ses nuits.
Car il découvrait soudain ce que les autres pensaient et écrivaient de lui ; il se voyait de l’extérieur. Nogaret avait gardé des lettres d’ambassadeurs, des minutes d’interrogatoires, des rapports de police. Toutes ces lignes faisaient apparaître un portrait du roi que celui-ci ne reconnaissait pas, l’image d’un être lointain, dur, étranger à la peine des hommes, inaccessible aux sentiments, une figure abstraite incarnant l’autorité au-dessus et à l’écart de ses semblables. Plein d’étonnement, il lisait deux phrases de Bernard de Saisset, cet évêque qui avait été à l’origine de la grande querelle avec Boniface VIII : « Il a beau être le plus bel homme du monde, il ne sait que regarder les gens sans rien dire. Ce n’est ni un homme ni une bête, c’est une statue. »
Et il lut aussi ces mots, d’un autre témoin de son règne : « Rien ne le fera ployer, c’est un roi de fer. »
— Un roi de fer, murmura Philippe le Bel. Ai-je donc su si bien cacher mes faiblesses ? Comme les autres nous connaissent peu, et comme je serai mal jugé !
Un nom rencontré le fit se souvenir de l’extraordinaire ambassade qu’il avait reçue tout au début de son règne. Rabban Kaumas, évêque nestorien chinois, était venu lui proposer de la part du grand Khan de Perse, descendant de Gengis Khan, la conclusion d’une alliance, une armée de cent mille hommes et la guerre contre les Turcs.
Philippe le Bel avait alors vingt ans. Quelle griserie, pour un jeune homme, que la perspective d’une croisade où participeraient l’Europe et l’Asie, quelle entreprise digne d’Alexandre ! Ce jour-là pourtant, il avait choisi une autre voie. Plus de croisades, plus d’aventures guerrières ; c’était sur la France et la paix qu’il avait résolu d’exercer ses efforts. Avait-il eu raison ? Quelle eût été sa vie, et quel empire eût-il fondé s’il avait accepté l’alliance avec le Khan de Perse ? Il rêva, un instant, d’une gigantesque conquête des terres chrétiennes qui aurait assuré sa gloire dans la suite des siècles… Mais Louis VII, mais Saint Louis avaient poursuivi de semblables rêves, qui s’étaient tournés en désastres.
Il revint au réel, souleva une nouvelle pile de parchemins. Sur le dossier, il lisait une date : 1305. C’était l’année de la mort de son épouse la reine Jeanne, qui avait apporté la Navarre au royaume, et à lui le seul amour qu’il eût connu. Il n’avait jamais désiré d’autre femme ; depuis neuf ans qu’elle était disparue, il n’en avait plus regardé d’autre. Or, à peine avait-il dépouillé l’habit de deuil, qu’il devait affronter les émeutes. Paris, soulevé contre ses ordonnances, le forçait à se réfugier au Temple. Et l’année suivante, il faisait arrêter ces mêmes Templiers qui lui avaient fourni asile et protection… Nogaret avait conservé ses notes concernant la conduite du procès.
22
Les Archives, au temps de Philippe le Bel, étaient une institution relativement récente. La fondation n’en remontait qu’à Saint Louis qui avait voulu qu’on groupât et classât toutes les pièces intéressant les droits et coutumes du royaume. Jusque-là les pièces étaient gardées, quand elles l’étaient, par les seigneurs ou par les communes ; le roi ne conservait par devers lui que les traités, ou les documents concernant les propriétés de la couronne. Sous les premiers capétiens, ces pièces étaient placées dans un fourgon qui suivait tous les déplacements du roi.