Et maintenant ? Après tant d’autres, le visage de Nogaret allait s’effacer du monde. Il ne restait de lui que ces liasses d’écriture, témoignages de son labeur.
« Que de choses promises à l’oubli dorment ici, pensa le roi. Tant de procédures, de tortures, de morts…»
Les yeux fixes, il méditait.
« Pourquoi ? se demandait-il encore. Pour quelle fin ? Où sont mes victoires ? Gouverner est une œuvre qui ne connaît point d’achèvement. Peut-être n’ai-je que quelques semaines à vivre. Et qu’ai-je fait qui soit assuré de durer après moi…»
Il ressentait la grande vanité d’agir qu’éprouve l’homme assailli par l’idée de sa propre mort.
Marigny, le poing sous son large menton, restait immobile, inquiet de la gravité du roi. Tout était relativement aisé au coadjuteur dans l’exercice de ses charges et tâches, sauf de comprendre les silences du souverain.
— Nous avons fait canoniser mon grand-père le roi Louis par le pape Boniface, dit Philippe le Bel ; mais était-il vraiment un saint ?
— Sa canonisation était utile au royaume, Sire, répondit Marigny. Une famille de rois est mieux respectée si elle compte un saint.
— Mais fallait-il, dans la suite, employer la force contre Boniface ?
— Il était sur le point de vous excommunier, Sire, parce que vous ne pratiquiez point dans vos États la politique qu’il voulait. Vous n’avez pas manqué au devoir des rois. Vous êtes resté à la place où Dieu vous avait mis, et vous avez proclamé que vous ne teniez votre royaume de personne, fors de Dieu.
Philippe le Bel désigna un long parchemin.
— Et les Juifs ? N’en avons-nous pas brûlé trop ? Ils sont créatures humaines, souffrantes et mortelles comme nous. Dieu ne l’ordonnait pas.
— Vous avez suivi l’exemple de Saint Louis, Sire ; et le royaume avait besoin de leurs richesses.
Le royaume, le royaume, sans cesse le royaume. « Il le fallait, pour le royaume… Nous le devons, pour le royaume…»
— Saint Louis aimait la foi et la grandeur de Dieu. Moi, qu’ai-je donc aimé ? dit Philippe le Bel à voix basse.
— La justice, Sire, la justice qui est nécessaire au commun bien, et qui frappe tous ceux qui ne suivent pas le train du monde.
— Ceux qui ne suivent pas le train du monde ont été nombreux le long de mon règne, et ils seront nombreux encore si tous les siècles se ressemblent.
Il soulevait les dossiers de Nogaret et les reposait sur la table, l’un après l’autre.
— Le pouvoir est chose amère, dit-il.
— Rien n’est grand, Sire, qui n’ait sa part de fiel, répondit Marigny, et le Seigneur Christ l’a su. Vous avez régné grandement. Songez que vous avez réuni à la couronne Chartres, Beaugency, la Champagne, la Bigorre, Angoulême, la Marche, Douai, Montpellier, la Comté-Franche, Lyon, et une part de Guyenne. Vous avez fortifié vos villes, comme votre père Monseigneur Philippe III le souhaitait, pour qu’elles ne soient plus à la merci d’autrui, du dehors comme du dedans… Vous avez refait la loi d’après les lois de l’ancienne Rome. Vous avez donné au Parlement sa règle pour qu’il rende de meilleurs arrêts. Vous avez octroyé à beaucoup de vos sujets la bourgeoisie du roi.[23] Vous avez affranchi des serfs dans maints bailliages et sénéchaussées. Non, Sire, c’est à tort que vous craignez d’avoir erré. D’un royaume partagé, vous avez fait un pays qui commence à n’avoir qu’un seul cœur.
Philippe le Bel se leva. La conviction sans faille de son coadjuteur le rassurait, et il s’appuyait sur elle pour lutter contre une faiblesse qui n’était pas dans sa nature.
— Peut-être dites-vous vrai, Enguerrand. Mais si le passé vous satisfait, que dites-vous du présent ? Hier des gens ont dû être tenus au calme par les archers, rue Saint-Merri. Lisez ce qu’écrivent les baillis de Champagne, de Lyon et d’Orléans. Partout on crie, partout on se plaint du renchérissement du blé et des maigres salaires. Et ceux-là qui crient, Enguerrand, ne peuvent comprendre que ce qu’ils réclament, et que je voudrais leur donner, dépend du temps et non de ma volonté. Ils oublieront mes victoires pour ne se souvenir que de mes impôts, et l’on m’accablera de ne point les avoir nourris, du temps qu’ils vivaient…
Marigny écoutait, plus inquiet maintenant des paroles du roi que de ses silences. Jamais il ne l’avait entendu avouer de semblables incertitudes, ni manifester un tel découragement.
— Sire, dit-il, il faut que nous décidions en plusieurs matières.
Philippe le Bel regarda encore un instant, épars sur la table, les documents de son règne. Puis il se redressa, comme s’il venait de se donner un ordre.
— Oui, Enguerrand, dit-il, il faut.
Le propre des hommes forts n’est pas d’ignorer les hésitations et les doutes qui sont le fonds commun de la nature humaine, mais seulement de les surmonter plus rapidement.
IV
L’ÉTÉ DU ROI
Avec la mort de Nogaret, Philippe le Bel parut avoir pénétré dans un pays où personne ne pouvait le rejoindre. Le printemps réchauffait la terre et les maisons ; Paris vivait dans le soleil ; mais le roi était comme exilé dans un hiver intérieur. La prophétie du grand-maître ne quittait plus guère son esprit.
Souvent, il partait pour l’une de ses résidences de campagne, où il suivait de longues chasses, sa seule distraction apparente. Mais il était vite rappelé à Paris par des rapports alarmants. La situation alimentaire, dans le royaume, était mauvaise. Le coût des vivres augmentait ; les régions prospères n’acceptaient pas de diriger leurs excédents vers les régions pauvres. On disait volontiers : « Trop de sergents, et pas assez de froment. » On refusait de payer les impôts, et l’on se révoltait contre les prévôts et les receveurs de finances. À la faveur de cette crise, les ligues de barons, en Bourgogne et en Champagne, se reconstituaient pour soutenir de vieilles prétentions féodales. Robert d’Artois, mettant à profit le scandale des princesses royales et le mécontentement général, recommençait à fomenter des troubles sur les terres de la comtesse Mahaut.
— Mauvais printemps pour le royaume, dit un jour Philippe le Bel devant Monseigneur de Valois.
— Nous sommes dans la quatorzième année du siècle, mon frère, répondit Valois, une année que le sort a toujours marquée pour le malheur.
Il rappelait par là une troublante constatation faite à propos des années 14, au cours des âges : 714, invasion des musulmans d’Espagne ; 814, mort de Charlemagne et déchirement de son empire ; 914, invasion des Hongrois, accompagnée de la grande famine ; 1114, perte de la Bretagne ; 1214, la coalition d’Othon IV, vaincue de justesse à Bouvines… une victoire au bord de la catastrophe. Seule, l’année 1014 manquait à l’appel des drames.
Philippe le Bel regarda son frère comme s’il ne le voyait pas. Il laissa tomber la main sur le cou du lévrier Lombard, qu’il caressa à rebrousse-poil.
— Or le malheur cette fois, mon frère, est le produit de votre mauvais entourage, reprit Charles de Valois. Marigny ne connaît plus de mesure. Il use de la confiance que vous lui faites pour vous tromper, et vous engager toujours plus avant dans la voie qui le sert mais qui nous perd. Si vous aviez écouté mon conseil dans la question de Flandre…
23
Institués vers le milieu du XIIIème siècle, les
Cette institution prit un grand développement sous Philippe le Bel. On peut dire que les bourgeois du roi furent les premiers Français à avoir un statut juridique comparable à celui du citoyen moderne.