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Il y avait là les Peruzzi, les Albizzi, les Guardi, les Bardi avec leur principal commis et voyageur Boccace, les Pucci, les Casinelli, tous originaires de Florence comme le vieux Boccanegra. Il y avait les Salimbene, les Buonsignori, les Allerani et les Zaccaria, de Gênes ; il y avait les Scotti, de Piacenza ; il y avait le clan siennois autour de Tolomei. Entre tous ces hommes existaient des rivalités de prestige, des concurrences commerciales, et même parfois des haines solides pour raisons de famille ou affaires d’amour. Mais dans le péril ils se retrouvaient comme frères.

Tolomei venait d’exposer la situation avec calme, sans en dissimuler la gravité. Ce n’était d’ailleurs pour personne une totale surprise. Il y avait peu d’imprévoyants parmi ces hommes de banque, et la plupart avaient déjà mis à l’abri, hors de France, une partie de leur fortune. Mais il est des choses qui ne se peuvent emporter et chacun songeait avec angoisse ou colère ou déchirement à ce qu’il allait devoir abandonner : la belle demeure, les biens fonciers, les marchandises en magasin, la situation acquise, la clientèle, les habitudes, les amitiés, la jolie maîtresse, le fils naturel…

— Je possède peut-être, dit alors Tolomei, un moyen d’enchaîner le Marigny, sinon même de l’abattre.

— Alors, n’hésite pas : ammazzalo[24] dit Buonsignori, le chef de la plus grosse compagnie génoise.

— Quel est ton moyen ? questionna le représentant des Scotti.

Tolomei secoua la tête :

— Je ne puis le dire encore.

— Des dettes sans doute ? s’écria Zaccaria. Et après ? Est-ce que cela a jamais gêné cette sorte de gens ? Au contraire ! Ils auront, s’ils nous expulsent, une bonne occasion d’oublier ce qu’ils nous doivent…

Zaccaria était amer ; il ne possédait qu’une petite compagnie et enviait à Tolomei sa clientèle de grands seigneurs. Tolomei se tourna vers lui et, sur un ton de profonde conviction, répondit :

— Beaucoup plus que des dettes, Zaccaria ! Une arme empoisonnée, et dont je ne veux pas éventer le venin. Mais, pour l’utiliser, j’ai besoin de vous tous, mes amis. Car il me faudra traiter avec le coadjuteur de force à force. Je tiens une menace ; il me faut pouvoir l’assortir d’une offre… afin que Marigny choisisse ou l’entente ou le combat.

Il développa son idée. Si l’on voulait spolier les Lombards, c’était pour combler le déficit des finances publiques. Marigny devait à tout prix remplir le Trésor. Les Lombards allaient feindre de se montrer bons sujets, et proposer spontanément un prêt très important à faible intérêt. Si Marigny refusait, Tolomei sortait l’arme du fourreau.

— Tolomei, il faut nous éclairer, dit l’aîné des Bardi. Quelle est cette arme dont tu parles tant ?

Après un instant d’hésitation, Tolomei dit :

— Si vous y tenez, je puis la révéler à notre capitano, mais à lui seul. Un murmure courut, et l’on se consulta du regard.

— Si… d’accorda, facciamo cosi[25]… entendit-on.

Tolomei attira Boccanegra dans un coin de la pièce. Les autres guettaient le visage au nez mince, aux lèvres rentrées, aux yeux usés, du vieux Florentin ; ils saisirent seulement les mots de fratello, et farcivescovo.[26]

— Deux mille livres, bien placées, n’est-ce pas ? murmura enfin Tolomei. Je savais qu’elles me serviraient un jour.

Boccanegra eut un petit rire gargouillant au fond de sa vieille gorge ; puis il reprit sa place et dit simplement en désignant du doigt Tolomei :

— Abbiatefiducia.[27]

Alors Tolomei, tablette et stylet en mains, commença d’interroger chacun sur le chiffre de la subvention qu’il pouvait consentir.

Boccanegra s’inscrivit le premier pour une somme considérable : dix mille et treize livres.

— Pourquoi les treize livres ? lui demanda-t-on.

— Perportar loro scarogna.[28]

— Peruzzi, combien peux-tu faire ? demanda Tolomei. Peruzzi calculait.

— Je vais te dire… dans un moment, répondit-il.

— Et toi, Salimbene ?

Les Génois, autour de Salimbene et de Buonsignori, avaient la mine d’hommes à qui l’on arrache un morceau de chair. Ils étaient connus pour être les plus retors en affaires. On disait d’eux : « Si un Génois te regarde seulement la bourse, elle est déjà vide. » Pourtant, ils s’exécutèrent. Certains des assistants se confiaient :

— Si Tolomei réussit à nous tirer de là, c’est lui un jour qui succédera à Boccanegra.

Tolomei s’approcha des deux Bardi qui parlaient bas avec Boccace.

— Combien faites-vous, pour votre compagnie ?

L’aîné des Bardi sourit :

— Autant que toi, Spinello.

L’œil gauche du Siennois s’ouvrit.

— Alors, ce sera le double de ce que tu pensais.

— Ce serait encore bien plus lourd de tout perdre, dit le Bardi en haussant les épaules. N’est-ce pas vrai, Boccacio ?

Celui-ci inclina la tête. Mais il se leva pour prendre Guccio à part. Leur rencontre sur la route de Londres avait établi entre eux des liens d’amitié.

— Est-ce que ton oncle a vraiment le moyen de briser le cou d’Enguerrand ?

Guccio, de son air le plus sérieux, répondit :

— Je n’ai jamais entendu mon oncle faire une promesse qu’il ne pouvait tenir.

Quand on leva la séance, le Salut était achevé dans les églises, et la nuit tombait sur Paris. Les trente banquiers sortirent de l’hôtel Tolomei. Éclairés par les torches que tenaient leurs valets, ils se raccompagnèrent de porte en porte, à travers le quartier des Lombards, formant dans les rues sombres une étrange procession de la fortune menacée, la procession des pénitents de l’or.

Dans son cabinet, Spinello Tolomei, seul avec Guccio, faisait le total des sommes promises, comme on compte des troupes avant une bataille. Quand il eut terminé, il sourit. L’œil mi-clos, les mains nouées sur les reins, regardant le feu où les bûches devenaient cendre, il murmura :

— Messire de Marigny, vous n’avez pas encore vaincu.

Puis, à Guccio :

— Et si nous réussissons, nous demanderons de nouveaux privilèges en Flandre.

Car, si près du désastre, Tolomei songeait déjà, s’il l’évitait, à en tirer profit. Il se dirigea vers son coffre, l’ouvrit.

— La décharge signée par l’archevêque, dit-il en prenant le document. Si l’on venait à nous faire ce qu’on fit aux Templiers, je préférerais que les sergents de messire Enguerrand ne la puissent trouver ici. Tu vas sauter sur le meilleur cheval, et partir aussitôt pour Neauphle, où tu mettras ceci en cache, dans notre comptoir. Tu resteras là-bas.

Il regarda Guccio bien en face, et ajouta gravement :

— S’il m’arrivait quelque malheur…

Tous deux firent les cornes avec leurs doigts, et touchèrent du bois.

— … tu remettrais cette pièce à Monseigneur d’Artois, pour qu’il la remette au comte de Valois, lequel en saurait faire bon usage. Sois défiant, car le comptoir de Neauphle ne sera pas non plus à l’abri des archers…

— Mon oncle, mon oncle, dit vivement Guccio, j’ai une idée. Plutôt que de loger au comptoir, je pourrais aller à Cressay dont les châtelains restent nos obligés. Je leur ai naguère été fort secourable, et nous avons toujours créance sur eux. J’imagine que la fille, si les choses n’ont point changé, ne refusera pas de m’aider.

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24

Assomme-le.

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25

Oui…d’accord…faisons ainsi…

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26

Frère…archevêque.

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27

Ayez confiance.

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28

Pour leur porter malheur.