— C’est bien pensé, dit Tolomei. Tu mûris, mon garçon ! Chez un banquier, le bon cœur doit toujours servir à quelque chose… Fais donc ainsi. Mais puisque tu as besoin de ces gens, il te faut arriver avec des cadeaux. Emporte quelques aunes d’étoffe, et de la dentelle de Bruges, pour les femmes. Il y a aussi deux garçons, m’as-tu dit ? Et qui aiment à chasser ? Prends les deux faucons qui nous sont arrivés de Milan.
Il retourna au coffre.
— Voici quelques billets souscrits par Monseigneur d’Artois, reprit-il. Je pense qu’il ne refuserait pas de t’aider, si le besoin s’en faisait sentir. Mais son appui sera encore plus sûr si tu lui présentes ta requête d’une main et ses comptes de l’autre… Et voici la créance du roi Edouard… Je ne sais pas, mon neveu, si tu seras riche avec tout cela, mais au moins tu pourras te rendre redoutable. Allons ! Ne t’attarde plus maintenant. Va faire seller ton cheval, et préparer ton bagage. Ne prends qu’un seul valet d’escorte, pour n’être point remarqué. Mais dis-lui de s’armer.
Il glissa les documents dans un étui de plomb qu’il remit à Guccio, en même temps qu’un sac d’or.
— Le sort de nos compagnies est à présent moitié entre tes mains, moitié entre les miennes, ajouta-t-il. Ne l’oublie pas.
Guccio embrassa son oncle avec émotion. Il n’avait pas besoin, cette fois, de se créer un personnage ni de s’inventer un rôle ; le rôle venait à lui.
Une heure plus tard, il quittait la rue des Lombards.
Alors, messer Spinello Tolomei mit son manteau doublé de fourrure, car l’octobre était frais ; il appela un serviteur auquel il fit prendre torche et dague, et se rendit à l’hôtel de Marigny.
Il attendit un long moment, d’abord dans la conciergerie, puis dans une salle des gardes qui servait d’antichambre. Le coadjuteur menait train royal, et il y avait grand mouvement en sa demeure, jusque fort tard. Messer Tolomei était homme patient. Il rappela sa présence, à plusieurs reprises, en insistant sur la nécessité qu’il avait d’entretenir le coadjuteur en personne.
— Venez, messer, lui dit enfin un secrétaire.
Tolomei traversa trois grandes salles et se trouva en face d’Enguerrand de Marigny qui, seul dans son cabinet, finissait de souper tout en travaillant.
— Voici une visite imprévue, dit Marigny froidement. Quelle est votre affaire ?
Tolomei répondit d’une voix aussi froide :
— Affaire du royaume, Monseigneur.
Marigny lui désigna un siège.
— Éclairez-moi, dit-il.
— Il est bruit depuis quelques jours, Monseigneur, d’une certaine mesure qui se préparerait en Conseil du roi, et qui toucherait aux privilèges des compagnies lombardes. Le bruit, à se répandre, nous inquiète, et gêne fort le commerce. La confiance est suspendue, les acheteurs se font rares ; les fournisseurs exigent paiement sur l’heure ; nos débiteurs diffèrent de s’acquitter.
— Cela n’est point affaire du royaume, répondit Marigny.
— À voir, Monseigneur, à voir. Beaucoup de gens, ici et ailleurs, s’émeuvent. On en parle même hors de France…
Marigny se frotta le menton et la joue.
— On parle trop. Vous êtes un homme raisonnable, messer Tolomei, et vous ne devez pas accorder foi à ces bruits, dit-il en regardant tranquillement un des hommes qu’il s’apprêtait à abattre.
— Si vous me l’affirmez, Monseigneur… Mais la guerre flamande a coûté fort cher, et le Trésor peut se trouver en nécessité d’or frais. Aussi avons-nous préparé un projet…
— Votre commerce, je le répète, n’est point affaire qui me concerne.
Tolomei leva la main comme pour dire : « Patience, vous ne savez pas tout…» et poursuivit :
— Si nous n’avons pas pris parole à la grande Assemblée, nous n’en sommes pas moins désireux de fournir aide à notre roi bien-aimé. Nous sommes disposés à un gros prêt auquel participeraient toutes les compagnies lombardes, sans limite de temps, et au plus faible intérêt. Je suis ici pour vous en donner avis.
Puis Tolomei se pencha et murmura un chiffre. Marigny tressaillit, mais aussitôt pensa : « S’ils sont prêts à s’amputer de cette somme, c’est qu’il y a vingt fois plus à prendre. »
À lire beaucoup et à veiller ainsi qu’il le faisait, ses yeux se fatiguaient et il avait les paupières rouges.
— C’est bonne pensée et louable intention dont je vous sais gré, dit-il après un silence. Il convient toutefois que je vous témoigne ma surprise… Il m’est venu aux oreilles que certaines compagnies auraient dirigé vers l’Italie des convois d’or… Cet or ne saurait être en même temps ici et là-bas.
Tolomei ferma tout à fait l’œil gauche.
— Vous êtes un homme raisonnable, Monseigneur, et vous ne devez pas accorder foi à ces bruits-là, dit-il en reprenant les propres paroles du coadjuteur. Notre offre n’est-elle pas la preuve de notre bonne foi ?
— Je souhaite pouvoir donner croyance à ce que vous m’assurez. Car, si cela n’était, le roi ne saurait souffrir ces brèches à la fortune de la France, et il lui faudrait y mettre terme…
Tolomei ne broncha pas. La fuite des capitaux lombards avait commencé du fait de la menace de spoliation, et cet exode allait servir à Marigny pour justifier la mesure. C’était le cercle vicieux.
— Je vois qu’en cela au moins, vous considérez notre négoce comme affaire du royaume, répondit le banquier.
— Nous nous sommes dit, je crois, ce qu’il fallait, messer Tolomei, conclut Marigny.
— Certes, Monseigneur…
Tolomei se leva et fit un pas. Puis, soudain, comme si quelque chose lui revenait en mémoire :
— Monseigneur l’archevêque de Sens est-il en la ville ? demanda-t-il.
— Il y est.
Tolomei hocha la tête, pensivement.
— Vous avez plus que moi occasion de le voir. Votre Seigneurie aurait-elle l’obligeance de lui faire savoir que je souhaiterais l’entretenir dès demain, et quelle que soit l’heure, du sujet qu’il sait. Mon avis lui importera.
— Qu’avez-vous à lui dire ? J’ignorais qu’il eût affaire avec vous !
— Monseigneur, dit Tolomei en s’inclinant, la première vertu d’un banquier, c’est de savoir se taire. Toutefois, comme vous êtes frère à Monseigneur de Sens, je puis vous confier qu’il s’agit de son bien, du nôtre… et de celui de notre Sainte-Mère l’Église.
Puis, comme il allait sortir, il répéta sèchement :
— Dès demain, s’il lui plaît.
VI
TOLOMEI GAGNE
Tolomei, cette nuit-là, ne dormit pour ainsi dire pas. « Marigny aura-t-il averti son frère ? se demandait-il. Et l’archevêque lui aura-t-il avoué ce qu’il a laissé en mes mains ? Ne vont-ils pas se hâter d’obtenir dans la nuit le seing du roi, afin de me devancer ? Ou bien ne vont-ils pas se concerter pour m’assassiner ? »
Se retournant dans son insomnie, Tolomei pensait avec amertume à sa seconde patrie qu’il considérait avoir si bien servie de son travail et de son argent. Parce qu’il s’y était enrichi, il tenait à la France plus qu’à sa Toscane natale et l’aimait vraiment, à sa manière. Ne plus sentir sous ses semelles le pavé de la rue des Lombards, ne plus entendre à midi le bourdon de Notre-Dame, ne plus respirer l’odeur de la Seine, ne plus se rendre aux réunions du Parloir aux Bourgeois,[29] tous ces renoncements lui déchiraient le cœur. « Aller recommencer une fortune ailleurs, à mon âge… si encore on me laisse la vie pour recommencer ! »
Il ne s’assoupit qu’avec l’aube, pour être bientôt réveillé par des coups de heurtoir et des bruits de pas dans sa cour. Il crut qu’on venait l’arrêter, et se jeta dans ses vêtements. Un valet tout effaré parut.
29
La première « maison commune » de Paris, appelée d’abord