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Vingt-cinq archers, l’arc en bandoulière et la pique sur l’épaule, marchaient devant le chariot, vingt-cinq allaient sur chaque flanc, et autant fermaient le cortège.

« Ah ! Si seulement il nous restait un peu de force au corps ! » pensait le grand-maître. À vingt ans, il eût sauté sur un soldat, lui eût arraché sa pique et eût tenté de s’échapper, ou bien se fût battu sur place jusqu’à la mort.

Derrière lui, le frère visiteur marmonnait entre ses dents cassées :

— Ils ne nous condamneront pas. Je ne peux pas croire qu’ils nous condamnent. Nous ne sommes plus dangereux.

Et le commandeur d’Aquitaine, émergeant de son hébétude, disait :

— C’est bonne chose de sortir ; c’est bonne chose de respirer l’air frais. N’est-ce pas, mon frère ?

Le précepteur de Normandie toucha le bras du grand-maître.

— Messire mon frère, dit-il à voix basse, je vois des gens pleurer dans cette foule et d’autres faire le signe de la croix. Nous ne sommes point seuls dans notre calvaire.

— Ces gens-là peuvent nous plaindre, mais ils ne peuvent rien pour nous sauver, répondit Jacques de Molay. Ce sont d’autres visages que je cherche.

Le précepteur comprit l’espérance ultime, insensée, à laquelle le grand-maître se raccrochait. Instinctivement, il se mit lui aussi à scruter la multitude.

Car, parmi les quinze mille chevaliers du Temple, un nombre appréciable avaient échappé aux arrestations de 1307. Les uns s’étaient réfugiés dans les couvents, d’autres s’étaient défroqués et vivaient clandestins, dans les campagnes ou les villes ; d’autres encore avaient gagné l’Espagne où le roi d’Aragon, refusant d’obéir aux injonctions du roi de France et du pape, avait laissé aux Templiers leurs commanderies et fondé avec eux un nouvel Ordre. Il y avait ceux également que certains tribunaux relativement cléments avaient confiés à la garde des Hospitaliers. Beaucoup de ces anciens chevaliers, demeurés en liaison, avaient constitué une sorte de réseau secret.

Et Jacques de Molay se disait que peut-être…

Peut-être un complot s’était-il monté… Peut-être qu’en un point du parcours, au coin de la rue des Blancs-Manteaux, ou de la rue de la Bretonnerie, ou du cloître Saint-Merry, un groupe d’hommes allait surgir et, sortant des armes de dessous leur cotte, fondre sur les archers, tandis que d’autres conjurés, postés aux fenêtres, lanceraient des projectiles. Avec une charrette, poussée en travers de la chaussée, on pouvait bloquer la voie et compléter la panique…

« Et pourquoi nos anciens frères feraient-ils cela ? pensa Molay. Pour délivrer leur grand-maître qui les a trahis, qui a renié l’Ordre, qui a cédé aux tortures…»

Pourtant, il s’obstinait à observer la foule, le plus loin qu’il pouvait, et il n’apercevait que des pères de famille qui avaient hissé leurs petits enfants sur leurs épaules, des enfants qui, plus tard, quand on prononcerait devant eux le nom de Templiers, ne se souviendraient que de quatre vieillards barbus et grelottants, encadrés de gens d’armes comme des malfaiteurs publics.

Le visiteur général continuait de parler tout seul, en chuintant, et le héros de Saint-Jean-d’Acre de répéter qu’il faisait bon se promener matin.

Le grand-maître sentit se former en lui une de ces colères à demi démentes qui le saisissaient si souvent dans sa prison et le faisaient hurler en frappant les murs. Il allait sûrement accomplir quelque chose de violent et de terrible… il ne savait quoi… mais il avait besoin de l’accomplir.

Il acceptait sa mort, presque comme une délivrance ; mais il n’acceptait pas de mourir injustement, ni de mourir déshonoré. La longue habitude de la guerre remuait une dernière fois son vieux sang. Il voulait mourir en se battant.

Il chercha la main de Geoffroy de Charnay, son ami, son compagnon, le dernier homme fort qu’il eût à côté de lui, et il étreignit cette main.

Le précepteur de Normandie, vit, sur les tempes creusées du grand-maître, les artères qui se gonflaient comme des couleuvres bleues.

Le cortège atteignait le pont Notre-Dame.

III

LES BRUS DU ROI

Une savoureuse odeur de farine, de beurre chaud et de miel flottait autour de l’éventaire.

— Chaudes, chaudes les oublies ! Tout le monde n’en aura pas. Allez, bourgeois, mangez ! Chaudes les oublies ! criait le marchand qui s’agitait derrière un fourneau en plein air.

Il faisait tout à la fois, étalait la pâte, retirait du feu les crêpes cuites, rendait la monnaie, surveillait les gamins pour les empêcher de chaparder.

— Chaudes les oublies !

Il était si affairé qu’il ne remarqua pas le client dont la main blanche laissa glisser une piécette de cuivre, en paiement d’une crêpe dorée, croustillante et roulée en cornet. Il vit seulement la même main reposer l’oublie dans laquelle on n’avait mordu qu’une bouchée.

— En voilà bien un dégoûté, dit le marchand en tisonnant son feu. On leur en baillera : pur froment et beurre de Vaugirard…

À ce moment, il se releva et resta bouche bée, son dernier mot arrêté dans la gorge, en apercevant le client auquel il s’adressait. Cet homme de très haute taille, aux yeux immenses et pâles, qui portait chaperon blanc et tunique demi longue…

Avant que le marchand ait pu amorcer une courbette ou balbutier une excuse, l’homme au chaperon blanc s’était déjà éloigné, et l’autre, bras ballants tandis que sa nouvelle fournée d’oubliés était en train de brûler, le regardait s’enfoncer dans la foule.

Les rues marchandes de la Cité, au dire des voyageurs qui avaient parcouru l’Afrique et l’Orient, ressemblaient assez aux souks d’une ville arabe. Même grouillement incessant, mêmes échoppes minuscules tassées les unes contre les autres, mêmes senteurs de graisse cuite, d’épices et de cuir, même marche lente des chalands gênant le passage des ânes et des portefaix. Chaque rue, chaque venelle, avait sa spécialité, son métier particulier ; ici les tisserands dont on apercevait les métiers dans les arrière-boutiques, là les savetiers tapant sur les pieds de fer, et plus loin les selliers tirant sur l’alène, et ensuite les menuisiers tournant les pieds d’escabelles.

Il y avait la rue aux Oiseaux, la rue aux Herbes et aux Légumes, la rue des Forgerons toute résonnante du bruit des enclumes. Les orfèvres, installés le long du quai qui portait leur nom, travaillaient devant leurs petits réchauds.

On apercevait de minces bandes de ciel entre les maisons de bois et de torchis, aux pignons rapprochés. Le sol était couvert d’une fange assez malodorante où les gens traînaient, selon leur condition, leurs pieds nus, leurs patins de bois ou leurs souliers de cuir.

L’homme aux hautes épaules et au chaperon blanc continuait d’avancer lentement dans la cohue, les mains derrière le dos, insoucieux semblait-il de se faire bousculer. Beaucoup de passants, d’ailleurs, s’effaçaient devant lui et le saluaient. Il leur répondait d’un bref signe de tête. Il avait une carrure d’athlète ; ses cheveux blond roux, soyeux, terminés en rouleaux, lui tombaient presque jusqu’au col, encadrant un visage régulier et d’une rare beauté de traits.